Entretien avec Axelle Lemaire sur la loi pour une république numérique

Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale – Supplément au n°7

«Je voulais qu’au-delà d’une consultation générale, les citoyens puissent être consultés et contribuer
sur la matière finale, c’est-à-dire le projet de loi lui-même»

 

Axelle Lemaire, secrétaire d’État au numérique, nous éclaire sur la nouvelle forme de consultation qui a été mise en place autour du projet de loi pour une République numérique.

La Semaine Juridique, Édition générale : Pourquoi organiser une consultation publique pour le projet de loi pour une République numérique ?

Axelle Lemaire : Dès mon arrivée au Gouvernement, j’ai voulu que le projet de loi soit à la fois le laboratoire et l’emblème d’une gouvernance de l’Internet multi acteurs. C’est une philosophie que je promeus au niveau européen et au niveau international, c’était donc logique que j’applique également cette méthode pour mon action politique. J’ai donc mis en place dès le départ une grande concertation, dont l’animation a été confiée au Conseil national du numérique. Cette concertation, qui s’est déroulée à la fois en ligne et sur le terrain avec de nombreuses journées contributives partout en France, a recueilli plus de 4 000 commentaires. L’objectif, et il a été atteint, c’était de dégager les grandes priorités dans le domaine. C’est sur cette concertation et ses résultats que le Gouvernement s’est appuyé en vue de la présentation de la Stratégie nationale du Gouvernement qui a été dévoilée par le Premier ministre en juin dernier.

Tous ces débats avaient beaucoup enrichi ma réflexion. J’ai donc souhaité qu’ils ne s’arrêtent pas là, et franchir une étape supplémentaire. Je voulais qu’au-delà d’une consultation générale, les citoyens puissent être consultés et contribuer sur la matière finale, c’est-à-dire le projet de loi en lui-même, et ce avant son passage en Conseil d’État et devant le Conseil des ministres. Et par la suite, nous avons répondu aux propositions les plus populaires, nous avons assumé pleinement les modifications du texte qui ont été faites, de retenir ou non telle ou telle suggestion.

J’ai voulu tout cela, parce que je crois à l’intelligence collective : ni moi ni mon équipe ne savons tout ! Nous avions tout à gagner à ouvrir au maximum la fabrique de la loi, soit pour améliorer la rédaction d’un certain nombre d’articles, soit pour que de nouvelles mesures soient proposées. Et c’est justement ce qui s’est produit. Plus généralement, je pense que le numérique est un des outils fondamentaux de reconnexion des citoyens avec les responsables politiques, notamment par le biais de consultations comme celles-ci.

JCP G : Vous êtes-vous inspiré d’exemples français, étrangers ?

A. L. : Internet permet partout une association plus large des citoyens à la vie publique, que ce soit souhaité ou non par les pouvoirs en place. Aujourd’hui, chacun dispose des moyens de se faire entendre. Encore faut-il que les responsables politiques écoutent ! Donc les concertations, un peu partout dans les pays démocratiques, se sont multipliées.
Mais souvent, on consulte les gens avant, et derrière, il n’y a pas de suivi, d’où une certaine frustration de leur part, et pour les responsables politiques, un exercice finalement incomplet dont on ne peut pas retirer de réels bénéfices en termes de perfectionnement de l’action publique. C’est pour cela que j’ai voulu passer à un niveau supérieur en proposant aux citoyens de travailler avec nous directement sur le texte.

JCP G : Comment avez-vous procédé pour mettre en place la consultation ?

A. L. : Avec mon équipe, nous avons passé une bonne partie de l’été à mettre en place la plateforme, avec Cap Collectif, une start-up civique, spécialiste de la consultation publique, et qui a été d’une aide précieuse. L’objectif était clair dans ma tête : permettre au plus grand nombre de participer. Et pour que ce ne soit pas un gadget, je voulais que la participation puisse être la plus riche possible : pas question de réduire ça à un « pour » ou « contre », tel ou tel article. Donc nous avons permis, outre cette fonctionnalité de base, de déposer de nouveaux articles ou des amendements, eux-mêmes soumis au vote des internautes.

JCP G : Le texte et la méthode sont-ils véritablement accessibles à un non-juriste ?

A. L. : Oui ! C’était très important pour moi qu’il n’y ait pas de barrières à l’entrée. Donc notre attention s’est portée sur l’aspect politique autant que l’aspect technique. Sur l’aspect politique, vous avez raison, le risque est grand que le langage juridique ne parle pas à grand monde, même parmi ceux qui sont de bons connaisseurs du sujet. C’est vrai qu’un débat politique intense, dense, long de plusieurs mois, trouve souvent son débouché dans un article disant que tels et tels alinéas de telle loi sont modifiés, pour y adjoindre une phrase qui ne dit pas en elle-même ce qui va en découler. Donc nous avons veillé à ce que l’exposé des motifs, qui a souvent un caractère technique, soit réécrit de la manière la plus claire possible pour chaque chapitre et pour chaque article : y étaient détaillés les constats, les moyens et les objectifs.
Sur l’aspect technique, nous avons veillé à la bonne ergonomie du site, de manière à ce qu’il soit compréhensible et utilisable par tous, sans forcément être totalement familier des usages les plus en pointe du numérique.

JCP G : Avez-vous craint l’intervention de lobbies dans la consultation ?

A. L. : Non pas du tout ! La différence avec le processus classique de production de la loi, c’est qu’avec la consultation, tout le monde peut agir, et ce à visage découvert. La mobilisation a rassemblé tous types d’acteurs : des citoyens d’abord mais aussi des communautés qui se sont mobilisées sur une thématique et des associations de défense des droits. Elle a aussi vu la participation des organisations professionnelles qui se sont presque toutes exprimées dans la consultation. Et via le système de vote que nous avons mis en place, ce sont les internautes qui font remonter les propositions, et donc nous avons également une vision des propositions les plus populaires.

JCP G : Avez-vous obtenu un nombre satisfaisant de réponses ? Leur qualité a-t-elle permis leur prise en compte dans la nouvelle rédaction du projet de loi ?

A. L. : C’était un pari un peu fou : je peux dire aujourd’hui que nous l’avons gagné. La concertation a duré trois semaines. Il y a eu 21.000 participants et 8.500 contributions !

La consultation a largement enrichi le texte de loi ! Le 26 septembre, il y avait trente articles, il y en a maintenant dix autres, dont cinq nés du débat et de l’intelligence collective : le droit d’être informé sur le fonctionnement des algorithmes utilisés par l’administration pour prendre des décisions individuelles ; l’encadrement des licences-type de réutilisation des données publiques ; l’obligation d’information de la durée de conservation des catégories de données traitées et l’obligation de pouvoir exercer ses droits CNIL par internet pour tout site internet ; le droit à l’auto-hébergement sur internet pour les particuliers ; la reconnaissance des compétitions de jeux vidéo en ligne.

De même, sur les trente articles initiaux, près de 70 modifications qui ont été intégrées par le Gouvernement qui sont directement issues de la consultation, sur des sujets aussi majeurs que l’accès de l’INSEE à certaines bases de données privées, la promotion du chiffrement dans les missions de la CNIL, la réduction des délais d’embargos pour les publications de recherche.

JCP G : Aurait-on pu aller plus loin en soumettant le texte retravaillé à consultation ?

A. L. : On peut toujours aller plus loin ! Toutefois, une fois le texte soumis à l’avis des autorités administratives puis en Conseil des ministres, l’heure est au débat parlementaire. Nous avons publié tous les avis des autorités administratives, ainsi que les différentes versions du texte : celui soumis à la consultation, puis au Conseil d’État, puis en Conseil des ministres. Et nous travaillons également à permettre aux citoyens d’observer au plus près le débat parlementaire via une plateforme spéciale.

JCP G : Pensez-vous avoir innové par rapport aux expériences de consultations publiques antérieures ? De quelle manière ?

A. L. : Oui. C’est la première fois qu’un texte de loi est proposé au débat public avant son passage en Conseil des ministres. C’est aussi la première fois qu’un texte de loi est substantiellement amendé et enrichi de façon visible par une consultation publique. Ce succès citoyen, c’est aussi un succès politique. C’est une nouvelle manière de faire et de parfaire la loi. La co-écriture citoyenne doit être réinvitée dans nos débats publics. Cette question, je crois qu’elle doit se poser pour tous les projets de loi.

Propos recueillis par Lise Perrin
Éditeur du JurisClasseur
Codes et Lois Droit Public – Droit Privé

LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – SUPPLÉMENT AU N° 7 – 15 FÉVRIER 2016

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