Extrait de la revue PRATIQUE DE LA PROSPECTIVE ET DE L’INNOVATION- N° 2 – OCTOBRE 2017
En partenariat avec le Conseil National des Barreaux (CNB)
Entretien
« Face à l’innovation, je ne crois pas en la résistance au changement, mais en son accompagnement éclairé »
Axelle LEMAIRE,
ancienne secrétaire d’État au numérique et à l’innovation
La loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016, dite loi Lemaire, a mis en place l’ouverture des données publiques, ou open data des données publiques. La liberté d’utilisation des documents, données ou base de données publiées par les personnes publiques est affirmée. Les décisions de justice (anonymisées) feront l’objet d’une diffusion large dès lors que les décrets d’application interviendront. La loi organise, en outre, le droit à « l’oubli numérique » et la « mort numérique ». Ancienne secrétaire d’État au numérique et à l’innovation, Axelle Lemaire, revient sur les objectifs de cette loi.
RPPI : L’une des ambitions de la loi pour une République numérique est de libérer l’innovation et le développement de l’économie numérique. Au sein du marché des services juridiques, l’essor des legal start up est plutôt mal perçu par les acteurs historiques, qu’en pensez-vous ?
A. Lemaire : Le monde du droit doit apprendre à travailler avec les start-up de manière mutuellement bénéfique. Mon approche à l’égard de la legaltech se veut bienveillante, tant que les entreprises de ce secteur évoluent dans le respect du cadre réglementaire et déontologique, et améliorent l’accès au droit et la vie des avocats. Face à l’innovation, je ne crois pas en la résistance au changement, mais en son accompagnement éclairé. La maîtrise des enjeux technologiques n’est plus un luxe accessoire mais une condition du maintien de la cohérence de notre système de droit avec les valeurs qui l’ont construit. Je conserve un excellent souvenir du « Jeudigital » que nous avions organisé à la Chancellerie avec l’ancien garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas : le ministère avait ouvert ses portes aux start-up de la French Tech, et les représentants de tous les Ordres professionnels avaient écouté avec intérêt la présentation des dernières innovations lancées par des entrepreneurs.
Ces rencontres ont débouché sur des partenariats concrets.
À Londres où j’ai longtemps résidé, j’ai connu l’essor de la legaltech dans les années 2000, dont l’offre consistait surtout à apporter aux professions juridiques des outils permettant des gains de productivité, comme la fintech pour les services financiers. Puis les start-up se sont tournées directement vers les clients en développant une offre de services B2C (business to consumers) présentée comme plus simple, moins onéreuse, plus efficace.
Aujourd’hui, le monde du droit s’éveille à ces enjeux en France, mais avec un temps de latence qui pourrait lui être préjudiciable : dans le numérique, la prime au plus gros est très marquée, et l’avance technologique difficile à rattraper. L’informatique juridique fait par exemple l’objet de partenariats d’innovation entre centres de recherche prestigieux et acteurs juridiques aux États-Unis (je pense en particulier au Codex, le Stanford Centre for Legal Informatics). La fonction « veille » en matière d’innovation se développe d’ailleurs dans les cabinets d’avocats internationaux. Mais le fait d’avoir une tradition juridique distincte de la Common law et un marché du droit fragmenté est ici un avantage concurrentiel, dont il est encore temps de tirer parti pour ne pas être dépendant de solutions technologiques imposées qui se grefferaient sur notre système de droit. Les données, carburant de l’intelligence artificielle, ne sont pas encore massivement récoltées par d’autres acteurs dans le champ des services numériques. Ce domaine reste donc à investir. C’est aussi le cas de technologies comme la blockchain pour assurer la sécurité et la traçabilité des actes et des contrats, des nombreux outils de validation et d’authentification de l’identité numérique, des solutions techniques de protection des systèmes d’informations et des données personnelles proposés par les start-up de la cybertech et de la privacy tech…
RPPI : L’intelligence artificielle peut-elle remplacer le métier d’avocat ?
A. Lemaire : Dans l’environnement numérique, le rôle des tiers de confiance tenus à des obligations déontologiques fortes, capables d’analyse et d’adaptation aux cas particuliers, qui peuvent protéger, orienter, conseiller, reste plus important que jamais. Peut-on imaginer un chatbox pour remplacer une plaidoirie ? Non. Le métier d’avocat se transforme profondément, sans être menacé de disparition par l’avènement de l’intelligence artificielle. On devrait d’ailleurs parler d’intelligence « augmentée » pour l’application au domaine complexe du droit et de sa sémantique. Le plus souvent, les technologies rendent service aux avocats, en supprimant des tâches répétitives, en facilitant l’accès à l’information, la mise en relation avec les clients, etc. Et les bouleversements à attendre se feront au bénéfice des justiciables, par le renforcement de l’accès au droit et la démocratisation de la justice.
La véritable question qui se posera à nous sera celle de la gouvernance des outils algorithmiques de décision, et en particulier de leur transparence. Celle-ci est désormais imposée par la loi pour une République numérique concernant les décisions individuelles prises par les administrations. Le texte confie aussi à la Cnil le rôle d’animation du débat éthique sur ce sujet. Voilà un champ d’investigation nouveau pour les avocats : celui de la responsabilité juridique des algorithmes qui se trouvent à la base de décisions potentiellement préjudiciables, et du régime applicable aux robots. On en parle déjà pour les drones tueurs, et on s’interrogera peut-être même un jour sur l’indemnisation du préjudice porté par un algorithme à un autre algorithme… Il faudra définir cette responsabilité selon l’origine des données et les finalités des traitements.
La création de l’Incubateur du barreau de Paris, qui encourage les jeunes avocats à se saisir de tous ces défis comme des opportunités, est une excellente initiative, et j’attends avec impatience la seconde édition du Village de la Legal Tech … Pour lire la suite, cliquez sur le bouton « Télécharger la totalité de l’article au format PDF »
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