[Entretien] « La bioéthique invite le droit à éclairer la complexité de nos sociétés pour en faciliter la transformation « civilisée » » C. B.

EXTRAIT DE LA REVUE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 41 – 7 OCTOBRE 2019

LA SEMAINE DU DROIT L’ENTRETIEN

« La bioéthique invite le droit à éclairer la complexité de nos sociétés pour en faciliter la transformation « civilisée » » C. B.

Entretien avec :

  • CHRISTIAN BYK, magistrat, secrétaire général de l’Association internationale Droit, éthique et science, président du Comité intergouvernemental de bioéthique de l’UNESCO
  • MARIE-ANGÈLE HERMITTE, directeur de recherche honoraire au CNRS, directeur d’études honoraire à l’EHESS
  • VIRGINIE TOURNAY, directeur de recherche au CNRS, Centre de recherche politique de Sciences Po, CEVIPOF

Le Gouvernement a souhaité que des débats aient lieu à intervalles réguliers sur les enjeux éthiques liés aux avancées de la médecine et de la biologie. Le projet de loi relatif à la bioéthique ( n° 2187 ) déposé le 24 juillet dernier, en discussion au Parlement, prévoit un ensemble de dispositions (32 articles) qui ont vocation à répondre à une « évolution de notre cadre bioéthique fondée sur un équilibre entre le respect de la dignité de la personne humaine, le libre choix de chacun et la solidarité entre tous ». L’article 1 er prévoyant l’accès de la PMA pour les couples de femmes et les femmes non mariées, a été au coeur des débats. Il vient d’être adopté par les députés. Échanges sur les nombreuses dispositions du texte avec trois spécialistes des questions relevant de la bioéthique.

La Semaine Juridique, Édition générale :Dans sa présentation du projet de loi Bioéthique, le Gouvernement met en avant « La démocratie bioéthique », un processus impliquant tous les « acteurs ». Que faut-il penser de ce processus institutionnel ?

Virginie Tournay : La présentation du projet souligne à différentes reprises la nécessité institutionnelle de favoriser un débat permanent, adapté au rythme des avancées scientifiques, technologiques et impliquant toutes les parties prenantes. L’élargissement du champ de compétence du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) aux conséquences sur la santé des progrès dans d’autres domaines, notamment l’intelligence artificielle (IA), traduit cette volonté. Faut-il y voir quelque chose de neuf ? Historiquement, la bioéthique est marquée par la volonté institutionnelle de décloisonner la réflexion éthique de la seule profession médicale. Elle s’inscrit dans cette continuité et on retrouve les mêmes ingrédients dans l’exposé des motifs du projet de loi : nouvelles technologies retentissant sur la santé, responsabilité de la société, préoccupations de santé publique, espérance et risque pour le sujet individuel, vigilance pluridisciplinaire – qui était déjà une caractéristique de l’éthique médicale : le premier Congrès international d’éthique médical en 1955 préconisait de croiser les réflexions des médecins, juristes, sociologues et philosophes pour préciser les problèmes moraux de la médecine -. La figure institutionnelle du lanceur d’alerte tend en revanche à se recomposer. La bioéthique n’est plus un secteur d’intervention ni un simple instrument des pouvoirs publics que l’on pourrait réduire à des structures précises. Sa tonalité est plus fortement reliée à une logique de participation démocratique. Le texte pose un lien implicite entre l’extension du périmètre des parties prenantes et la permanence des débats avec la qualité délibérative. Or, les travaux de sociologie cognitive ont montré que la participation publique en situation d’incertitude technique ne constitue pas une amélioration de la qualité dans les procédés de concertation. En outre, la faisabilité pratique de cette « démocratie bioéthique » annoncée est loin d’être gagnée.

JCP G : Dans le cadre de la mise en oeuvre de ce processus, les propositions issues notamment des États généraux de la bioéthique ont-elles été entendues ?

C. B. : Comme sous l’Ancien régime, les États généraux ont un rôle consultatif. Pour faire avancer des propositions, il leur faut un « relai ». Jusqu’à la présente révision, le Gouvernement a joué ce rôle, mais,
le reproche de ne pas avoir entendu les conclusions des États généraux, a conduit le législateur a confié en 2011 leur organisation et leur rapport au CCNE, déplaçant ainsi la « cible » des critiques. Ce fut une erreur ! Si on ne veut pas que les questions de société – la bioéthique comme l’environnement – ne finissent, au plan institutionnel, comme la réforme de l’État en 1789, alors, il faut donner à ces États généraux une organisation constitutionnelle qui puisse peser dans l’élaboration de la politique gouvernementale. L’institution existe, c’est le Conseil économique, social et environnemental (CESE), qui, par la réorganisation de ses missions et de sa composition, doit devenir une véritable « assemblée citoyenne ».

M.-A. H. : Il faut distinguer l’objectif et la réalisation. L’objectif d’impliquer tous les « acteurs » de la bioéthique – scientifiques, médecins, biologistes, juristes … est ancien et pratiqué depuis longtemps de manière institutionnalisée (OPECST, CCNE, Agence de biomédecine …) ; il faut aussi compter le lobbying et les conseils amicaux (tel parlementaire qui fait état dans les débats du coup de fil que lui a passé René Frydman). Dans ces institutions, écoute-ton le pluralisme des points de vue ? Non, c’est une position plutôt monolithique qui ressort. Pour la réalisation, Christian Byk a raison : la référence aux « États généraux » qui s’est imposée dans des domaines très divers, est un non-sens historique et, dans le cas particulier de la bioéthique, le CCNE n’a ni les ressources matérielles ni les ressources intellectuelles pour le faire. Le CESE ou la Commission nationale du débat public (CNDP) ont au contraire des savoirs procéduraux qui pourraient être utilisés.

JCP G : Mme Tournay évoque l’élargissement des compétences du CCNE. Ce sont « les conséquences sur la santé des progrès de la connaissance dans tout autre domaine » qui sont visées, l’intelligence artificielle étant l’un de ces domaines. Par cette « gouvernance bioéthique » redéfinie, assiste-t-on à une approche élargie de la notion même de bioéthique ?

C. B. : La loi n° 2017-55 du 20 janvier 2017, en permettant au CCNE « de donner des avis sur les problèmes éthiques et les questions de société, soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé » (CSP, art. L. 1412- 1) a pris acte de l’impossibilité d’établir une frontière entre la pratique et la recherche, qui, à sa création, était son seul domaine de compétence.

C. B. : La loi n° 2017-55 du 20 janvier 2017, en permettant au CCNE « de donner des avis sur les problèmes éthiques et les questions de société, soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé » (CSP, art. L. 1412- 1) a pris acte de l’impossibilité d’établir une frontière entre la pratique et la recherche, qui, à sa création, était son seul domaine de compétence…

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