[Entretien] « Le filtre intellectuel apporté par la « doctrine » à l’analyse des décisions de jurisprudence est source de gain de temps pour tous »

EXTRAIT DE LA REVUE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 3 – 20 JANVIER 2020

LA SEMAINE DU DROIT L’ENTRETIEN

« Le filtre intellectuel apporté par la « doctrine » à l’analyse des décisions
de jurisprudence est source de gain de temps pour tous »

Pierre-Yves Gautier s’est exprimé récemment dans le cadre d’un entretien publié chez Dalloz Actualités ( 19 nov. 2019 ) à propos de l’open data et de l’anonymisation des décisions de justice. Nous avons souhaité revenir vers lui pour évoquer, à partir des dispositions prévues dans le projet de décret relatif aux modalités de la mise à disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives, actuellement soumis à la concertation, les problématiques que peut poser l’anonymisation, recueillir son point de vue sur la recherche au sein des cabinets d’avocats et le rôle de la « doctrine ».

NDLR : Merci à V. Sicot et R. Cousin pour leur collaboration à la préparation de cet entretien La Semaine Juridique, Édition générale : Pouvez-vous d’abord rappeler votre parcours et nous indiquer, comment, aujourd’hui, vous travaillez ?

P.-Y. G. : Lorsque j’étais tout jeune avocat, avant le concours d’agrégation, j’ai été formé par mes « maîtres du barreau » de la même façon qu’on le fait à l’Université : dans la culture des livres et des revues, pour ce qu’ils apportent d’information synthétique et argumentée, livrée par des professionnels dont c’est le métier. Le droit, tant à l’École qu’au Palais, est une culture pratique, assortie d’une méthodologie rigoureuse. Et c’est ainsi que nous poursuivons, le long de nos carrières. On peut s’inquiéter aujourd’hui d’une certaine perte de la qualité du travail de documentation et de réflexion dont l’une des causes repose très probablement dans l’automatisme lié au réflexe numérique, délaissant les canaux de la doctrine. Cela se traduit trop souvent et paradoxalement, par une perte d’efficacité, de temps aussi, car c’est un autre paradoxe, la recherche sur écran, avec l’abondance des liens hypertextes à dépouiller, peut prendre bien plus de temps que d’ouvrir un manuel ou une revue juridique et aller droit à l’information recherchée.

JCP G : En quoi le fait de faire des recherches sur une base de données peut être source d’inefficacité ?

P.-Y. G. : Ne nous méprenons pas. Je tiens d’abord à dire que les bases de données comme celle, par exemple de LexisNexis, sont très bien faites. Car il y a un traitement en amont, même s’il ne remplace pas les synthèses pleines d’idées qu’on trouve dans les manuels et articles. Ce qui peut alarmer c’est la modification du comportement des utilisateurs dans la recherche – et donc les idées, les deux sont absolument consubstantielles. C’est un constat qui peut être fait aussi bien du côté des étudiants, tous aujourd’hui digital natives , qui rejoignent ensuite pour beaucoup en tant que stagiaires puis collaborateurs, les cabinets d’avocats, que du côté des membres des cabinets. Or depuis le XIX è siècle (et même auparavant), ce sont des experts, les universitaires, des juges, des avocats chevronnés, des juristes « maison », qui apportent et font bénéficier, par l’intermédiaire de leurs ouvrages et écrits, des idées nouvelles, des controverses et la synthèse qui permet d’aller rapidement à l’essentiel. Ils sont une aide pour le tri des références. C’est leur métier ! C’est de sélection dont le juriste contemporain a besoin, bien plus que « d’open data ». L’utilisation de la recherche par mots-clés sur une base de données, peut conduire à des résultats abondants – ou au contraire bien minces – on va à l’aventure, à la « pêche » à la décision qui peut vous être favorable, de la première instance à la Cour de cassation ou aux juridictions européennes, mais est-ce cela, le droit, fait au contraire et avant tout d’un raisonnement juridique ? Le filtre intellectuel apporté par la « doctrine » (appelons-la comme on veut) est essentiel ; il est source de gain de temps et d’intelligence du droit, au sens propre, pour tous, alors que celui-ci devient chaque année plus touffu et compliqué…

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