Droit fiscal n° 24, 14 Juin 2019, 295
Le nouveau dispositif de plafonnement de déduction des charges financières
Etude par Philippe Oudenot professeur associé à l’université de Bordeaux
L’article 34 de la loi de finances pour 2019 a profondément modifié les dispositions applicables en matière de déduction des frais financiers. Il a supprimé la règle du « coup de rabot », celles relatives à la sous-capitalisation et celles de l’article 209, IX du CGI (« amendement Carrez ») ; corrélativement, il a instauré un nouveau dispositif qui, en tout état de cause, ne concerne pas les sociétés ou les groupes fiscaux qui ont des charges financières nettes inférieures à 1 million d’euros. En revanche, sa mise en œuvre, objet de la présente étude, peut paraître complexe, notamment lorsqu’une société ou un groupe fiscal est fiscalement considéré comme sous-capitalisé.

1. – Alors que le champ d’application des directives mère-fille, fusions et intérêts et redevances est limité aux opérations réalisées entre sociétés établies dans deux États membres de l’Union Européenne, la directive « établissant des règles pour lutter contre les pratiques d’évasion fiscale qui ont une incidence directe sur le fonctionnement du marché intérieur » du 12 juillet 2016, généralement dénommée ATAD (Anti-Tax Avoidance Directive)Note 1, a vocation à s’appliquer à toutes opérations (dotées ou non d’un lien d’extranéité) effectuées par les sociétés soumises à l’impôt sur les sociétés dans chaque État membre, afin de créer un « niveau minimal de protection » des bases d’imposition nationales à l’impôt sur les sociétésNote 2. Plusieurs mesures issues des recommandations des travaux menés par l’OCDE dans le cadre du plan BEPS ont ainsi été adoptées afin de lutter contre l’évasion fiscale. Parmi celles-ci, l’article 4 de la directive a défini des règles de limitation de déduction des charges financières devant en principe être transposées dans le droit interne de chaque État membre au plus tard le 1er janvier 2019, la date butoir pouvant être reportée au plus tard au 1er janvier 2024 pour les États qui avaient préalablement mis en place des dispositifs considérés comme « aussi efficaces » que la directive, ce qui était le cas de l’État français. En effet, celui-ci avait mis en place un dispositif pour limiter la déduction des charges financières provenant d’emprunts intragroupe lorsque ceux-ci conduisaient à une sous-capitalisation de la société. Il avait également instauré une règle générale de limitation de déductibilité des charges financières (connue sous le nom de règle du coup de rabot) applicable à toutes les charges financières, qu’elles proviennent d’emprunts contractés ou non auprès de tiers. Mais le législateur fiscal français n’a pas entendu se prévaloir de cette date butoir et l’article 34 de la loi de finances pour 2019 a abrogé les deux dispositifs précitésNote 3 et a édicté, pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2019, de nouvelles règles de limitation de déduction des charges financières respectant celles de la directive. Nous examinerons d’abord les règles applicables aux sociétés imposées séparément (1 ) puis celles régissant la détermination du résultat d’ensemble lorsque les sociétés ont opté pour l’intégration fiscale (2 ).
1. Le plafonnement des charges financières nettes en dehors de l’intégration fiscale
2. – Le nouveau dispositif instaure une limite générale de déductibilité en plafonnant la déduction des charges financières alors même qu’elles ne proviendraient pas d’opérations intragroupe (A ). Toutefois, lorsque les dettes financières contractées auprès d’autres sociétés du groupe auquel elle appartient excèdent une fois et demie le montant des fonds propres, la société est alors considérée comme fiscalement sous-capitalisée. Le législateur a dans cette hypothèse durci les conditions de déduction des charges financières correspondantes en instaurant un plafond trois fois inférieur au plafond de droit commun tout en laissant la possibilité à la société de se prévaloir d’une clause de sauvegarde afin de bénéficier des règles applicables en l’absence de sous-capitalisation (B ). Même si la loi de finances pour 2019 a abrogé nombre de dispositifs préexistants encadrant la déductibilité des frais financiers, certains demeurent (dispositif « anti-hybride » interdisant la déduction des intérêts quand ils sont soumis à une trop faible imposition chez le prêteur ; taux excessif de rémunération d’avances ou prêts), ce qui conduit à examiner l’ordre dans lequel ils doivent être appliqués (C ).
A. – Les limitations applicables à toutes les charges financières
3. – Le montant déductible des charges financières nettes, peu important que ces dernières rémunèrent des emprunts contractés auprès de tiers (notamment d’établissements de crédit) ou des sommes mises à disposition par d’autres sociétés du groupe auquel elle appartient, est en principe plafonné à 30 % de l’EBITDA fiscal ou 3 millions d’euros si ce dernier montant est plus élevé (1° ). Mais le bénéfice d’une clause de sauvegarde générale permet toutefois à la société de bénéficier d’une déduction supplémentaire égale à 75 % des charges non déduites en application de ce plafond de droit commun (2° ). Lorsque le montant des charges financières nettes d’un exercice est inférieur au plafond, la « capacité de déduction inemployée » peut, sous certaines conditions, augmenter à due concurrence, le plafond des cinq exercices suivants (3° ). Les charges financières nettes excédant le plafond au titre d’un exercice ne sont pas définitivement perdues puisqu’elles peuvent l’être au titre des exercices postérieurs sans limitation de durée (4° ).
1° Le plafonnement de droit commun de déduction des charges financières nettes
4. – Un rapport de la Cour des comptes de juillet 2012 sur l’État et le financement de l’économie avait relevé que le taux implicite d’imposition des entreprises de plus de 5 000 personnes est très sensiblement inférieur à celui des PME du fait du recours à l’endettement et de la déductibilité des intérêts d’empruntNote 4. La Cour avait donc préconisé de ne limiter la déductibilité des intérêts d’emprunt que du seul résultat des grands groupesNote 5. La directive ATAD précitée du 12 juillet 2016 prescrit également que les intérêts soient toujours déductibles à concurrence d’un montant fixe de 3 millions d’euros « afin de réduire la charge administrative et la charge découlant de l’obligation de conformité sans en diminuer sensiblement l’effet fiscal ». Cette idée a été reprise par les rédacteurs de l’article 212 bis du CGI dans sa version initiale puis dans celle applicable aux exercices ouverts à compter du 1er janvier 2019, puisque la nouvelle rédaction prévoit que le dispositif de limitation de la déductibilité des charges financières n’est en tout état de causeNote 6 applicable que si le montant des charges financières nettes d’un exercice (charges financières déductibles moins les produits financiers rémunérant des sommes mises à disposition) est supérieur à 3 millions d’euros. Ainsi, une société qui se serait endettée au taux de 3 % ne sera concernée, quel que soit le résultat qu’elle réalise, que si son endettement est supérieur à 100 millions d’euros. Ce dispositif vise ainsi à exclure les PME de ce dispositifNote 7.Mais la directive a également instauré un ratio de déductibilité exprimé en pourcentage (30 %) du résultat fiscal avant intérêts, provisions et amortissements (EBITDA fiscal). L’article 212 bis du CGI reprend ce critère de sorte que les charges financières nettes sont déductibles à hauteur du plus élevé des deux montants : 3 millions d’euros ou 30 % de l’EBITDA fiscal.
5. – Le montant des charges financières qui peut ou non être déduit du résultat d’un exercice oblige à déterminer en premier lieu l’EBITDA fiscal (a ) puis le montant des charges financières nettes à comparer (b ) au plus élevé des deux plafonds instaurés par l’article 212 bis du CGI (c ).
a) La détermination de l’EBITDA fiscal
6. – L’EBITDA est une notion financière d’origine anglo-saxonne (Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation, and Amortization). Il s’agit donc du résultat avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement, qui correspond approximativement à l’excédent brut d’exploitation (EBE) tel que figurant dans nos soldes intermédiaires de gestionNote 8. Cet indicateur permet de mettre en évidence le profit généré par l’activité opérationnelle, indépendamment de sa politique de financement (charges d’intérêts), d’investissement (amortissements) et du poids de l’impôt sur les sociétés. Il est calculé avec les données issues du compte de résultat.Mais ce n’est pas cette notion qui est retenue pour déterminer le plafond des charges financières nettes. En effet, le résultat à prendre en compte est le résultat fiscal soumis à l’impôt sur les sociétés au taux normal avant imputation des déficits antérieurs.En outre, il convient de corriger ce résultat de certains éléments énumérés par le II de l’article 212 bis du CGI :– le résultat fiscal doit être augmenté du montant des charges financières nettes dont la déduction est susceptible d’être plafonnée en fonction de ce dispositif. Ne sont donc pas à ajouter les charges financières qui ont déjà été réintégrées dans le résultat fiscal. Il s’agit donc des intérêts rémunérant des sommes mises à disposition par des entreprises du même groupe qui n’ont pu être déduits en application de la limite du taux ou de leur trop faible taux d’imposition chez l’entreprise prêteuse ;– il convient de majorer le résultat fiscal des amortissements admis en déduction. Le législateur a pris le soin de mentionner que les amortissements expressément exclus des charges déductibles et ceux irrégulièrement différés n’ont pas à être ajoutés pour la détermination de l’EBITDA fiscal. Cette précision semble logique puisqu’en principe ces amortissements qui ne peuvent être déduits sont déjà venus majorer le résultat fiscal ;– en outre, l’EBITDA fiscal doit être minoré « des fractions de plus ou moins-values correspondant à des amortissements déduits ». Pourquoi ? Pour éviter une double prise en compte des amortissements. En effet, quand un bien amortissable est ultérieurement cédé, le résultat de cession est calculé par différence entre le prix de vente et le prix d’acquisition diminué des amortissements pratiqués. En conséquence, le résultat de cession est augmenté du montant de ces amortissements. Puisque les amortissements auront déjà majoré l’EBITDA des exercices où ils auront été comptabilisés, ne pas procéder à ce retraitement reviendrait à les prendre en compte une seconde fois dans l’EBITDA ;Les fractions de plus ou moins-values correspondant à des amortissements déduits doivent venir en diminution de l’EBITDA fiscalUne société a acquis un bien pour 100 amortissable sur 5 ans. Elle le revend 6 ans plus tard au prix de 100.Pendant chacun des 5 premiers exercices, l’EBITDA fiscal a été majoré de 20.Le 6e exercice, la société a dégagé une plus-value égale au prix de vente (100) diminué de la valeur nette comptable égale à 0 (100 – 20 × 5). Le montant de la plus-value est donc égal à 100, correspondant au montant des amortissements antérieurement pratiqués et sera pris en compte dans le résultat fiscal. Il ne sera au contraire pas pris en compte pour le calcul de l’EBITDA fiscal. Sans le retraitement exigé par le législateur, les amortissements viendraient donc majorer une seconde fois l’EBITDA fiscal réalisé au titre de l’exercice de cession du bien. Telle est la raison pour laquelle l’EBITDA fiscal du 6e exercice doit être minoré des amortissements préalablement déduits.– doivent également être ajoutées les provisions pour dépréciation admises en déduction, nettes des reprises de provisions pour dépréciation imposables ; cette règle se comprend : puisque les dotations aux provisions viennent augmenter l’EBITDA, il paraît équitable que celui-ci soit diminué du montant des reprises de provisions Mais ce qui l’est moins, serait la diminution de l’EBITDA fiscal de reprises de provisions qui auraient été constituées avant le 1er janvier 2019 puisque dans cette hypothèse, les dotations aux provisions n’auront jamais été prises en compte pour l’application de ce dispositif. Un souci de neutralité fiscale conduirait donc à ce que les reprises de ces provisions ne viennent pas minorer l’EBITDA fiscalNote 9 ;– enfin, le résultat fiscal soumis au taux de droit commun doit être augmenté des produits de la propriété industrielle soumis au taux de 10 % en application de l’article 238 du CGI ainsi que les plus-values provenant de la cession de titres de sociétés à prépondérance immobilière cotées soumises à l’impôt sur les sociétés au taux de 19 %.
b) Le plafond s’applique aux charges financières nettes
7. – L’assiette du dispositif s’appliquant aux charges financières nettes, il convient de soustraire du montant des charges financières engagées au titre d’un exercice les produits financiers acquis par la société à raison des sommes qu’elle met à disposition d’une autre société.Comme nous le verrons ci-aprèsNote 10, ne sont à prendre en compte que les intérêts n’ayant pas été déjà réintégrés dans le résultat imposable en fonction d’une autre disposition. Corrélativement, seuls les produits financiers imposables rémunérant des sommes mises à disposition par la société viendront minorer le montant des charges financières supportées par cette dernière.Les charges financières s’entendent bien évidemment de celles rémunérant les sommes mises à disposition mais le législateur en donne une liste énumérative très large qui vise « les intérêts sur toutes les formes de dettes ».Sont notamment à prendre en compte :– les frais de dossier de prêtNote 11,– les frais de garantie ;– les gains et pertes de change afférentes à des opérations de financement.Doit également considérée comme une charge financière pour l’application de ce dispositif la composante financière incluse dans :– les redevances de crédit-bail ;– les loyers rémunérant les contrats de location avec option d’achat ;– les loyers rémunérant les contrats de location de biens mobiliers conclus avec une entreprise liée au sens du 12 de l’article 39 du CGINote 12.Cette composante sera calculée par différence entre le montant des loyers ou redevances et celui de l’amortissement pratiqué par le bailleur.
c) La détermination du plafond de déduction
8. – Les charges financières nettes supportées par une entreprise sont déductibles du résultat fiscal soumis à l’impôt sur les sociétés dans la limite de 30 % de l’EBITDA fiscal tel que déterminé ci-avant ou de trois millions d’euros si ce montant est supérieur (CGI, art. 212 bis, I). Nous l’avons vu, le plafond de 3 millions d’euros permet de s’assurer que ne seront pas visées les petites et moyennes entreprises. Quant au plafond calculé en fonction de l’EBITDA, il permet d’éviter ou limiter la non-déduction de frais financiers d’une société qui se serait fortement endettée mais dégagerait une forte rentabilité.Précisons que le montant de 3 millions d’euros doit, aux termes de la loi, être calculé prorata temporis lorsque la durée de l’exercice n’est pas de douze mois. Ainsi, si l’exercice a une durée de six mois, le plafond sera de 1,5 million d’euros (3 × 6/12).
2° Une possibilité supplémentaire de déduction en cas d’appartenance à un groupe consolidé
9. – Le législateur a instauré une possibilité d’une importante déduction supplémentaire des charges financières nettes (b ), fréquemment dénommée sous le vocable de clause de sauvegarde générale, lorsque la société est en mesure d’établir que le ratio de ses fonds propres/actifs est au moins égal (ou très légèrement inférieur) à celui du groupe consolidé auquel elle appartient (a ).
a) Les conditions : la mise en œuvre de la clause de sauvegarde générale
10. – Pour bénéficier de cette déduction supplémentaire, la société doit faire partie d’un groupe consolidé (1) et le rapport entre ses fonds propres et ses actifs doit être supérieur à celui du groupe consolidé (2).

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AUTEUR(S) : Luce Bérille, Florence Deboissy, Philippe Derouin, Benoît Lebrun, Alexandre Maitrot de la Motte, Edouard Marcus, Philippe Martin, Agnès Mouillard, Jean-Luc Pierre, Jérôme Turot.