Exégèse de la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre

Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°22

LA SEMAINE DE LA DOCTRINE L’ÉTUDE

SOCIÉTÉ

Exégèse de la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre

Étude rédigée par Sophie Schiller, professeur agrégée à l’université Paris-Dauphine PSL, codirectrice du Centre de recherche droit Dauphine, directrice du projet de recherche Devoir de vigilance (financé par PSL)

1 – Le 28 mars a été publié au Journal officiel l’un des textes les plus controversés de ces dernières années, la « Loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre ». La proposition a fait couler tellement d’encre et déchaîné tellement de débats ces dernières années que tous l’appelaient désormais « la PPL », comme s’il s’agissait de la seule proposition de loi déposée. Les circonstances dramatiques à l’origine du texte sont tristement connues. Le 24 avril 2013, s’est effondré le Rana Plaza, immeuble situé au Bangladesh, du fait de la surpopulation de petits producteurs au sein de ses murs. 1 129 personnes sont mortes et presque 2 500 ont été blessées. Dans les ruines de l’immeuble, nombre d’étiquettes de marques françaises et étrangères ont été retrouvées. Au-delà de cet événement tragique, les exemples, récents ou non, ne manquaient pas pour justifier une réaction. Certains secteurs sont particulièrement concernés comme le secteur extractif qui serait à lui seul responsable de 28 % des atteintes aux droits humains commises par les entreprises selon le professeur John Ruggie, ancien représentant spécial du secrétaire général des Nations Unies pour la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales. Aujourd’hui, de nombreuses entreprises importantes, installées dans des pays développés, font fabriquer leurs marchandises par des structures de pays du sud, qui sont leur fournisseur, leur sous-traitant ou leur filiale. Le monde entier a réagi face à ces drames humains et s’est interrogé tant sur les responsabilités en cause que sur les moyens de prévention à mettre en place, en ravivant ainsi les réflexions déjà en cours dans de nombreux pays en vue d’améliorer le respect des droits de l’homme au sein de toutes les entreprises. En France, deux propositions de loi successives ont été déposées par des députés, l’une le 6 novembre 2013 et l’autre le 11 février 2015, pour « s’attaquer aux violations des droits humains et à la corruption intervenant sur les chaînes de production des entreprises ». Après près de quatre ans de débats, de combats, de lobbying des entreprises et des ONG, d’échanges parlementaires et d’amendements successifs, le texte a finalement été adopté définitivement par l’Assemblée nationale le 21 février 2017 et il a fait l’objet d’une censure partielle du Conseil constitutionnel par une décision n° 2017-750 du 23 mars.
2 – La loi est là, vive la loi ! Le temps n’est plus aux discussions sur l’opportunité d’un texte. Le juriste doit désormais aider à mettre en oeuvre ces nouvelles contraintes et à tenter d’en tirer les meilleurs retours. L’aide devra être significative vu la difficulté à comprendre les termes employés, à commencer par ceux du titre. Certes, le devoir de vigilance n’est pas inconnu en droit français. En droit bancaire, il oblige toute banque à vérifier que les opérations réalisées sont cohérentes par rapport à ce qu’elle connaît du client, sans jamais imposer d’investigation. Le devoir de vigilance est également présent en droit du travail depuis la loi du 14 juillet 2014 visant à lutter contre la concurrence déloyale provoquée par les travailleurs détachés. Il impose au maître d’ouvrage ou au donneur d’ordre de prendre en charge l’hébergement collectif des salariés, s’il est informé d’une incompatibilité avec la dignité humaine, sans qu’il ait à rechercher ou à identifier lui-même les atteintes commises par ses cocontractants ou sous-traitants. En droit bancaire, le devoir de vigilance impose de contrôler sans rechercher, alors qu’en droit du travail, il n’oblige même pas à contrôler, seulement à réagir au signalement d’un agent étatique. Les notions de sociétés mères ou d’entreprises donneuses d’ordre utilisées dans le titre de la loi sont tout aussi difficiles à cerner et on ne peut donc que se féliciter qu’elles aient été précisées par le texte lui-même, ce qui constitue une évolution tout à fait satisfaisante par rapport à la première proposition du 6 novembre 2013. L’évolution n’a cependant pas été suffisante car c’est justement pour excès de « généralité des termes » et « caractère large et indéterminé » de certains que le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution l’amende prévue pour « un manquement défini en des termes aussi insuffisamment clairs et précis ». En dépit de cette censure partielle, le texte impose des obligations qui demeurent assorties de lourdes sanctions. Certes l’entreprise qui ne respecterait pas ces nouvelles obligations ne paiera aucune amende, mais elle continuera à encourir un risque grave d’atteinte à sa notoriété et de responsabilité civile. La censure n’a pas non plus écarté l’imprécision qu’elle a stigmatisée. De nombreuses incertitudes demeurent tant sur le champ d’application du texte ( 1 ), que sur le contenu des obligations ( 2 ) et les sanctions encourues ( 3 ).

1. Champ d’application de la loi
3 – Sociétés contraintes d’établir et de mettre en oeuvre un plan . – De très nombreuses sociétés sont concernées par la loi. Deux nouveaux articles sont insérés dans le Code de commerce, sous les numéros L. 225-102-4 et L. 225-102-5. Ils s’appliquent donc aux sociétés anonymes, mais également par renvoi aux sociétés en commandite par actions ( C. com., art. L. 226-1 ) ainsi qu’aux SAS. En effet, l’article L. 227-1 renvoie à l’intégralité des règles concernant les sociétés anonymes, « à l’exception des articles L. 225-17 à L. 225-102-2, L. 225-103 à L. 225-126 », ce qui signifie que ces deux nouvelles dispositions s’imposent aux SAS. Le texte vise « toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger ». La rédaction est particulièrement malheureuse, car on ne comprend pas si l’expression « dont le siège social est fixé », soit « sur le territoire français », soit « sur le territoire français ou à l’étranger », renvoie au siège de la société mère concernée ou à ceux des filiales intégrées dans le groupe. Le singulier indiquerait un renvoi à la société mère, mais tant la logique que l’analogie écarte cette analyse. Si le siège social concerné est celui de la société mère, la première partie de phrase renverrait aux sociétés mères situées sur le (…)

La suite de l’étude dans La Semaine Juridique Edition Générale n°22

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LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N°22  – 29 MAI 2017

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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck

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