Le crowdsourcing peut-il gagner le monde du droit et de l’entreprise ?

FOCUS. – Au cours des dix dernières années, le crowdsourcing a lentement, mais sûrement modifié notre vie quotidienne. Aujourd’hui, de plus en plus de personnes cherchent la réponse à leurs questions sur Wikipédia, se renseignent sur un restaurant en consultant Tripadvisor ou consultent l’avis des spectateurs avant de décider de leur prochaine sortie cinéma. À chaque fois, la logique est la même : utiliser des informations produites par des communautés, ou en d’autres termes, le recours au crowdsourcing.

Illustration : qu'est-ce que le crowdsourcing

 À première vue, on pourrait penser que les mondes du droit et de l’entreprise échappent à ces tendances. Pourtant récemment, plusieurs initiatives ont été menées au niveau international pour appliquer les principes du crowdsourcing aux juristes et aux entrepreneurs. Hélène Landemore, maître de conférences en Sciences Politiques à l’Université de Yale, aux États-Unis, fait partie des spécialistes qui travaillent sur ce sujet. Elle a participé à une expérimentation menée en Finlande, visant à utiliser le crowdsourcing pour élaborer un texte de loi. Elle a également pu observer une seconde expérimentation menée par l’Islande, qui cherchait à construire un projet de constitution. Ses travaux en cours et son regard sur les évolutions à venir nous permettent de mieux comprendre ce que le crowdsourcing peut apporter au droit et à l’entreprise.


Le crowdsourcing comme outil d’élaboration de la loi

C’est un constat de plus en plus évident, la défiance des citoyens envers le monde politique ne cesse de croître. Au-delà de toute considération partisane, cette tendance met en évidence un problème structurel de confiance du citoyen dans le système politique. Mais plus particulièrement, c’est la question de la représentativité des institutions et des textes qu’elles produisent qui est soulevée. En ouvrant l’élaboration d’une loi aux citoyens, le crowdsourcing peut être une réponse à ce mal des démocraties modernes. Mais de quelle façon ? 


Les leçons de « l’expérience finlandaise »

Crowdsourcing, infographie : exemple de la Finlande

Cliquez sur l’image pour découvrir l’infographie

La mise en place d’une large consultation en vue d’élaborer un texte
juridique ne peut être prise à la légère. Bien utilisé, le crowdsourcing permet d’accroître la participation des citoyens à la vie politique. Mal préparé, au contraire, le recours à la foule génère des frustrations, accroît le scepticisme et la défiance du public. Quels sont donc les bonnes pratiques en matière de « crowdsourcing législatif » ? Hélène Landemore tire plusieurs enseignements de ses travaux auprès des gouvernements finlandais et islandais (voir l’infographie « Crowdsourcing : l’exemple de la Finlande »).

Tout d’abord, et afin de maximiser l’implication des participants, le recours au crowdsourcing doit intervenir très en amont. Lors de l’élaboration d’un texte de loi sur les transports en Finlande, le public a été sollicité en trois phases successives. Premièrement, les citoyens ont été interrogés sur les problèmes et difficultés rencontrés. Ensuite, ces problèmes ont été analysés et soumis une nouvelle fois au public, en lui demandant de proposer des solutions adaptées. Dans une troisième phase, ces solutions ont fait l’objet d’une évaluation publique. Les solutions qui ont reçu les meilleures évaluations ont été retenues, formalisées et soumises au gouvernement. Cet exemple met en évidence deux principes fondamentaux :

  • le crowdsourcing comme outil d’élaboration de la loi a pour objectif de formaliser des propositions, pas de remplacer un système législatif. Le texte produit par le public doit donc être « réinjecté » dans le processus législatif traditionnel.
  • à chaque étape, une autorité extérieure doit traiter les informations remontées par le public pour les organiser, les hiérarchiser et les soumettre à nouveau pour examen au cours de la phase suivante.

Deux facteurs-clés pour réussir une campagne de crowdsourcing: investissement et encadrement

Le recours direct aux citoyens présente-t-il des risques ? On pourrait ainsi imaginer qu’un lobby profite d’une consultation pour influencer les constats, les propositions ou les évaluations. Par ailleurs, une faible participation des citoyens pourrait générer des propositions biaisées, incomplètes, ou représentatives d’une opinion trop minoritaire. Comment répondre à ces problématiques ? En mettant les moyens nécessaires pour garantir la diversité du groupe de participants et assurer une analyse des informations produites. Sur ce point, Hélène Landemore avertit les décideurs tentés de se lancer dans l’aventure : le recours au crowdsourcing ne doit pas se faire uniquement dans un but « cosmétique », c’est-à-dire pour afficher une certaine modernité ou suivre une tendance. Mais surtout, il nécessite un véritable investissement. La prise en compte et l’analyse de l’ensemble des informations produites par le public prend du temps. C’est le prix à payer pour prouver aux citoyens que leurs voix comptent et que leurs propositions sont entendues. A contrario, une campagne de crowdsourcing faussée par manque de moyens aurait des effets dévastateurs sur la crédibilité de la démarche et de l’institution organisatrice.


De nombreux freins doivent encore être levés

Helene Landmore

Quels autres obstacles peuvent s’élever sur le chemin de l’élaboration d’une loi par le crowdsourcing ? Selon Hélène Landemore, le principal obstacle vient souvent du monde politique lui-même. Les institutions peuvent craindre de perdre une partie de leur pouvoir au profit des citoyens. Certains représentants politiques réfutent le concept même du crowdsourcing, en objectant que les masses ne peuvent générer des idées que les politiques n’auraient pas déjà eues. Que répondre à cela ? À la première objection, Hélène Landemore répond que le crowdsourcing n’affaiblit pas le pouvoir des élus et décideurs politiques. Au contraire, il peut enrichir considérablement leur vision d’un sujet, en jouant le rôle de « think tank géant », au-dessus de toute considération partisane. Par ailleurs, le crowdsourcing permet aux politiques de retrouver une connexion directe avec les citoyens, et donc d’améliorer indirectement leur image et leur crédibilité.

CS-encart1La seconde objection (selon laquelle aucune idée nouvelle ne peut venir du public) est plus lourde, car elle remet en cause les fondements du crowdsourcing : selon cet argument, la parole d’un expert prévaut toujours sur la parole de non-experts, aussi nombreux soient-ils. La réponse d’Hélène Landemore est claire : l’intelligence d’un groupe, et a fortiori d’une multitude de personnes, n’est pas linéairement proportionnelle à la somme de l’intelligence, ou du degré d’expertise de ses membres. L’élaboration du projet de constitution islandais permet d’illustrer cette idée. L’article 14 du texte proposé par le public constitutionnalisait un droit à l’internet que ni la constitution existante ni les deux propositions rivales de celle issue du crowdsourcing ne contenaient. Cet exemple, qui pourrait sembler anecdotique, montre qu’une large consultation peut apporter des idées nouvelles.

 L’expérience montre qu’un groupe est d’autant plus « intelligent » que les profils qui le composent sont variés. Des expériences différentes, des niveaux de formations multiples et des parcours hétéroclites permettent une analyse des problématiques plus complète et l’émergence de propositions innovantes. En cela, le numérique est un outil formidable qui permet d’interroger un très grand nombre de personnes, et donc de maximiser l’intelligence du groupe.


Le crowdsourcing comme outil de management

Le crowdsourcing a-t-il également sa place au sein de l’entreprise, par exemple dans le domaine du management ?

Hélène Landemore répond positivement et fonde beaucoup d’espoir CS-encart2dans cette possibilité. Selon elle, comme dans le cas de l’élaboration d’une loi, le crowdsourcing peut permettre de « reconnecter » le sommet d’une pyramide à sa base, et donc la direction d’une entreprise à ses employés. Comment ? En donnant la possibilité aux salariés de participer à la prise de décisions. Et contrairement à ce que l’on peut penser, ce concept est relativement ancien dans le monde de l’entreprise : la fameuse « boite à idées », présente dans de nombreuses organisations, n’est en effet rien d’autre qu’un premier niveau de crowdsourcing ! Mais quel intérêt les entreprises peuvent-elles avoir à pousser cette logique encore plus loin ? Un intérêt stratégique et organisationnel majeur. En effet, lorsque, dans une entreprise, les salariés ne sont même pas informés de décisions auxquelles ils n’ont d’ailleurs pas participé, des comportements négatifs peuvent apparaître : rétention d’informations ou diffusion de données erronées, micro-comportements contraires à la stratégie d’entreprise, etc. Le crowdsourcing permet de répondre à cette problématique en associant les salariés à la prise de décision (remontée des problématiques rencontrées, propositions de solutions, et évaluation des propositions) et donc en améliorant le niveau moyen d’information au sein de l’organisation.

En pratique, Hélène Landemore considère que la prise en compte des décisions issues du crowdsourcing au sein des organisations ne peut être garantie que dans la mesure où les employés disposent d’une réelle délégation de pouvoir. À défaut l’intérêt du recours au crowdsourcing pourrait se limiter pour l’entreprise à la satisfaction d’objectifs en matière d’image et de communication.

La mise en place d’une gouvernance d’entreprise reposant, ne serait-ce que partiellement, sur du crowdsourcing suppose que les managers et dirigeants soient convaincus en amont de l’intérêt d’une telle organisation au-delà de la simple perte d’une partie de leur pouvoirs décisionnaires.

 En sollicitant régulièrement des salariés de différent départements, d’ancienneté variable, avec des niveaux hiérarchiques divers, la direction réunit les conditions nécessaires pour élaborer des idées innovantes, valorise (et donc fidélise) ses employés, et rend sa structure plus efficace. C’est un pari gagnant du point de vue du management, mais également un choix très efficace d’un point de vue économique, puisqu’il permet de réduire les freins et micro-comportements contraires à la stratégie d’entreprise.


Quel rôle pour les professionnels du droit et du chiffre ?

Selon Hélène Landemore, les juristes peuvent jouer un rôle important pour accompagner la révolution du crowdsourcing. Comment ? Tout d’abord en promouvant largement le crowdsourcing comme outil d’appropriation du droit par le public. L’enjeu n’est pas des moindres, puisqu’il s’agit d’associer les citoyens à la « réflexion législative », et donc de faire progresser la confiance dans les institutions. Le modèle français, centralisé et très vertical, peut sembler mal adapté au lancement d’une expérience sur le crowdsourcing à l’exemple de la Finlande, ou de l’Islande. Mais les juristes doivent y voir une opportunité. Ils peuvent en profiter pour prendre ce sujet à bras-le-corps et encourager les initiatives à l’échelon local, régional, ou national, et placer dans la lumière ces gisements d’idées encore inexploités.

CS-encart3Au sein des entreprises, les experts-comptables ont également un rôle particulier à jouer. Ces professionnels du chiffre ont déjà une expérience de l’accompagnement des entreprises dans des démarches qualitatives, notamment en matière de RSE (responsabilité sociétale des entreprises). À ce titre, ils disposent de toute la légitimité nécessaire pour développer des missions visant à améliorer l’équité sociale tout en préservant l’efficacité économique, deux des piliers de la RSE. Le message peut être simple : les principes du crowdsourcing appliqués à la gouvernance d’entreprise sont vecteurs d’amélioration pour les entreprises. Les enjeux sont multiples : fidélisation des collaborateurs, renforcement de l’éthique des affaires, plus forte attractivité, meilleure acceptation sociale, meilleure réputation, etc.


Conclusion

Le crowdsourcing n’est bien évidemment pas la solution miracle à tous les maux de notre société, depuis la défiance envers les institutions, jusqu’à la responsabilité sociétale des entreprises. Il ne doit pas non plus conduire le législateur à s’éloigner de son devoir de concision et d’efficacité dans l’élaboration de loi. Toutefois, il s’agit d’un outil puissant, qui, bien utilisé, permet de faire émerger des idées pertinentes, efficaces et opérationnelles. Un outil qui permet de rétablir un lien entre le législateur et les citoyens, entre une organisation et ses membres, entre un groupe et ses représentants. Le crowdsourcing ne s’oppose pas aux experts, aux dirigeants ou aux politiques, et il n’est pas forcément synonyme de perte de pouvoir. Au contraire, c’est une formidable opportunité pour l’ensemble des acteurs du droit et de l’entreprise, et ils ont tout intérêt à l’accompagner.

 Article rédigé par Julien Catanese sur la base d’une vidéoconférence avec Hélène Landemore, maître de conférences en Sciences politiques à l’Université de Yale, États-Unis.

 Sources

Pour aller plus loin

Delphine BASTIEN est avocate spécialisée en droit de la propriété intellectuelle et en droit des nouvelles technologies de l’informatique et de la communication. Elle est également Maître de conférences associée à l’Université Paris XIII (Sorbonne Paris Cité).