EXTRAIT DE LA REVUE PROCÉDURES – N° 2 – FÉVRIER 2019
Les gilets jaunes et la justice
Loïc CADIET, professeur à l’école de droit de la Sorbonne (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

L’événement marquant de la fin de l’année 2018 a été le mouvement des gilets jaunes, qui est le déversoir d’exaspérations et de désespoirs de la France dite périphérique, accumulés au fil d’un temps qui ne se compte pas seulement en mois passés, mais plus largement en années écoulées. La pratique du pouvoir depuis la dernière élection présidentielle, au rebours du discours qui l’avait précédé, n’en a été que le détonateur. S’il y a assurément quelque chose de légitime et de salutaire dans cette crise, le mouvement des gilets jaunes est tout aussi certainement condamnable à bien d’autres égards, qui ont conduit un nombre important de manifestants devant les tribunaux. Violences, dégradations, manifestations non déclarées, entraves à la circulation, port d’armes prohibées, voire rébellion, sans parler d’exactions collatérales comme le vol, l’agression sexuelle, l’injure raciste, ont justifié des comparutions immédiates, massives pour certaines d’entre elles, ayant sollicité tribunaux correctionnels, juges des enfants, juges des libertés et de la détention, voire juge des référés pour faire lever des blocages dans des centres commerciaux ou des raffineries. Les gilets jaunes ont été mis à l’épreuve de la justice au moins autant que la justice a été mise à l’épreuve des gilets jaunes.
Il a fallu mobiliser en urgence magistrats et greffiers, dont l’activité ordinaire s’exerce déjà en flux tendu dans un contexte de rare tension des moyens, réorganiser de manière réactive les audiences pour répondre aux choix d’orientation effectués par le ministère public. La nécessité d’assurer la sécurité des enceintes judiciaires, la protection des personnes et la sérénité des débats a pu conduire, ici ou là, à contrôler, limiter, voire fermer l’accès aux tribunaux. Certains s’en sont plaints, mais le droit au procès équitable admet pareille limitation en cas d’atteinte à l’ordre public ou aux intérêts de la justice. Le président de la juridiction, dans sa fonction d’administrateur du service public de la justice, et le juge présidant l’audience ont la responsabilité, administrative et procédurale, d’y veiller. C’est un héritage des Grecs qu’il n’y a pas de bonne justice sans ordre ni paix (Dikè, Eunomiè, et Eirènè, les trois Heures, filles de Zeus et de Thémis, veillant aux travaux des mortels). C’est à cette condition que le juge peut sereinement et en toute indépendance se prononcer sur les cas qui lui sont soumis, en faisant la part des choses et en donnant à chacun le sien (suum cuique tribuere).
La presse rapporte du reste que des peines clémentes, sursis ou travail d’intérêt général, ont été prononcées, à la satisfaction des gilets jaunes poursuivis qui, bien que condamnés, ont eu le sentiment d’avoir été compris et que justice avait été rendue (Le Monde, 21 déc. 2018). C’est là l’office du juge ; c’est là, pour le dire comme Paul Ricoeur, sa fonction, éthique, de contribuer à la vie bonne en oeuvrant à la paix civique, c’est-à-dire finalement à la consolidation de la société comme entreprise de coopération, en faisant reconnaître par chacun la part que l’autre prend à la même société que lui.
Mais il ne faut pas limiter la dimension judiciaire du phénomène des gilets jaunes à la seule réponse juridictionnelle apportées aux infractions commises par eux. Rendue au nom du peuple français, la justice est immergée dans la cité, elle en recueille les souffrances et en partage les maux. La crise de la justice fait écho à la crise de la société. C’est un ministre de la Justice qui, il y a deux ans, avait utilisé le mot clochardisation pour exprimer la voie dans laquelle menaçait d’évoluer l’institution judiciaire dont le budget ne s’élève qu’à 7,3 milliards d’euros, tandis que les annonces faites par le pouvoir exécutif, en une poignée d’heures, en réponse au mouvement des gilets jaunes sont chiffrées à plus de 10 milliards d’euros. Il n’est pas étonnant que ces annonces aient suscité des réactions de la part des organisations syndicales de la justice dans le discours desquelles la référence aux gilets jaunes n’était pas absente…

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AUTEUR(S) : Hervé Croze, Loïc Cadiet