L’impression tridimensionnelle : quand une super-technologie défie le droit

DÉCRYPTAGE. – L’impression 3D porte en elle une révolution technologique et comme tout bouleversement, elle enthousiasme et inquiète[1].

L’impression en trois dimensions est une technique de reproduction des objets en volume réels rassemblant plusieurs procédés de fabrication additive, c’est-à-dire couche par couche (dépôt de filament fondu, stéréolithographie, photopolymérisation, frittage sélectif par laser, etc.) à partir soit de modèles d’objets préexistant scannés, soit de modèles virtuels créés en utilisant un outil de conception assistée par ordinateur (fichier CAO).

Imaginée par des auteurs de science-fiction[2], puis inventée dans les années 80[3] et utilisée à la fin du siècle dernier pour le prototypage rapide, la fabrication additive a su se rendre utile voire indispensable dans certains secteurs. Les producteurs des prothèses auditives et dentaires l’ont pleinement adoptée .Les artistes plasticiens en raffolent. L’impression 3D est également utilisée dans d’autres domaines tels que l’aéronautique, le spatial, l’automobile, la bijouterie, la mode, le design, l’architecture, la construction, etc.

Le marché mondial de l’impression 3D a connu et connaîtra ces prochaines années une croissance à deux chiffres ; triplé depuis 2008, il pèse en 2014 environ 3Md€[4]. Une telle dynamique dans l’ambiance économique générale émoussée est enthousiasmante, les investissements dans la R&D généreux.

Au vu des récentes évolutions et des annonces de ces dernières années, la typologie tant des matériaux pouvant être utilisés que celle des objets imprimés s’avère illimitée[5]. La vitesse d’impression augmente, ainsi que l’accessibilité technique de la création des modèles. Ces nouvelles facilités contribuent déjà à la créativité et à l’inventivité technique.

En perspective, l’intégration massive de ce mode de fabrication dans l’industrie sera bénéfique pour l’environnement dans la mesure où il permet de limiter la surproduction, les déchets issus de la production, par opposition au fraisage ou à la découpe, ainsi que le transport des marchandises par la fabrication à proximité, voire à domicile[6].

Nul doute, l’impression 3D est une super-technologie !

Cependant la démocratisation de l’impression 3D laisse craindre un changement radical des modes de consommation des personnes physiques[7]. Le « petit contrefacteur », moins visible – contrôlable solvable et donc en pratique moins responsable qu’une personne morale, ne connaît que trop bien la facilité de copie des fichiers informatiques, laquelle s’accompagne souvent d’une surconsommation de produits « piratés ». L’on voit déjà apparaître dans des bases de données des torrents et des rubriques spéciales proposant au téléchargement des fichiers CAO, rarement sous licences Creative Commons

Le dommage potentiel de ce phénomène nouveau serait vaste. Aux victimes habituelles du copiage informatique (livre, audiovisuel, logiciel) s’ajouteraient les fabricants de tout objet physique qu’une imprimante à la maison ou dans une officine de proximité serait capable d’imprimer. De plus, l’acquisition d’une telle technologie est peu onéreuse : il est désormais possible d’acheter une petite imprimante 3D au prix d’un baladeur[8] … Les inquiétudes et les interrogations sont dès lors nombreuses. Christian Le Stanc, professeur et avocat, nous apporte quelques réponses.


Tendance Droit : Quels sont les acteurs intervenant dans le processus de l’impression 3D dont la responsabilité pourra être retenue et sur la base de quel droit de la propriété intellectuelle ?

 Christian Le Stanc : La technique d’impression 3D est susceptible d’impliquer tous les champs de la propriété intellectuelle. L’objet ainsi imprimé pourra constituer – et éventuellement cumulativement – une atteinte à un droit de tiers : d’auteur, de modèle, de brevet ou de marque, voire un acte de concurrence déloyale ou de parasitisme, ce dont nous ne parlerons pas. Chaque cas doit être envisagé séparément. Si ce qui est ainsi réalisé en trois dimensions constitue la reproduction d’une œuvre protégée par un droit d’auteur de tiers, les acteurs intervenant dans le processus d’impression pourront voir leur responsabilité engagée. Le premier responsable sera évidemment celui qui, sans autorisation de l’auteur, aura reproduit l’œuvre en réalisant le fichier par utilisation d’un logiciel de conception assistée par ordinateur ou celui qui aura créé ce fichier en recourant à un matériel de scanner 3D. De la même manière, la personne qui aura téléchargé à son profit pareil fichier sera a priori fautive et en tous cas sans pouvoir se prévaloir d’une exception de copie privée si ledit fichier correspond à la reproduction d’un objet lui-même réalisé sans autorisation de l’auteur, c’est-à-dire à la reproduction d’un objet-source non licite (CPI, art. L. 122-5, 2°). Le titulaire de l’accès internet pourrait également se voir inquiété par l’Hadopi en application de l’article L. 336-3 du Code de la propriété intellectuelle. Les plateformes et sites de téléchargement, qui existent désormais à cet effet, abritant et diffusant aux internautes des fichiers illicites d’impression 3D, pourront également se voir reprocher des actes de contrefaçon. Néanmoins ces intermédiaires, s’ils n’ont pas joué un rôle actif dans la commission de la contrefaçon, bénéficieront de la responsabilité allégée des hébergeurs prévue par la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique. Le détenteur, particulier, d’une imprimante 3D qui reproduirait l’objet en l’imprimant en volume sera assurément responsable en tant que contrefacteur sans pouvoir bénéficier de l’exception de copie privée si cela consiste en la reproduction d’un objet-source illicite, ou, éventuellement, en application du test des trois étapes (CPI, art. L. 122-5, 9°). Pour autant bien sûr que le titulaire des droits aura perçu l’acte fautif. Enfin, les entreprises d’impression feront partie des responsables. Qu’il s’agisse des entreprises fournissant les objets imprimés sur commande de clients (envoyant le fichier permettant la réalisation de l’objet ou choisissant le fichier dans les stocks de fichiers de l’entreprise prestataire) ; ou qu’il s’agisse d’officines permettant l’impression 3D en libre- service (ce qui se fait dans certains bureaux de poste) dont on devrait admettre qu’elles ont elles-mêmes la qualité de « copiste », par hypothèse non « privé » (rappr. Cass. 1re civ., 7 mars 1984, Rannou-graphie : JCP G 1985, II, 20351). S’agissant de reproduction de modèles protégés par leurs textes spécifiques, indépendamment de leur possibilité de cumul avec le droit d’auteur, les possibles responsables d’actes de contrefaçon seront sans doute moins nombreux car il semble qu’à la différence du droit d’auteur, les actes de contrefaçon de modèles ne puissent concerner que des actes affectant des objets corporels, des « produits » (CPI, art. L. 513-4). Ainsi, les actes observés ci-dessus concernant purement les fichiers 3D n’impliqueraient pas de responsabilité au regard du droit de modèle. De plus, les actes accomplis à titre privé et à des fins non commerciales ne sont pas fautifs, sans qu’il y ait ici à distinguer selon la licéité ou l’illicéité de la source. Si l’impression 3D constitue une atteinte à un brevet de tiers, les possibles responsables de la contrefaçon sont les personnes qui font l’acte matériel d’atteinte au brevet par reproduction de l’objet protégé (même s’ils ont accompli l’acte sur commande) et celles qui procèdent à une offre, commercialisation, utilisation, importation, exportation, détention de l’objet incorporant l’invention (CPI, art. L. 613-3). Pour la reproduction, la loi prévoit la même exception des actes accomplis dans un cadre privé et à des fins non commerciales, là encore sans distinction concernant la licéité de la source. En dehors de ces situations, des hypothèses de responsabilité pourront se rencontrer si le tiers, sans reproduire lui-même, fournit les moyens de la reproduction contrefaisante dans les termes de l’article L. 614-4 du Code de la propriété intellectuelle, par exemple en fournissant les fichiers 3D. Même si l’on peut imaginer que l’on puisse porter atteinte à des droits de marque, par l’impression en 3D d’objet comportant une marque ou constituant une marque tridimensionnelle, la question des responsabilités est ici quelque peu différente. Celui qui reproduirait l’objet dans sa sphère privée pour son usage privé ne serait pas fautif car pareille utilisation ne se sera pas accomplie « dans la vie des affaires » et la contrefaçon suppose que l’auteur de l’acte agisse dans ce cadre. En revanche la reproduction et la diffusion de cet objet-signe distinctif en pareil cadre seraient fautif, du moins dans la mesure où cet objet serait utilisé à titre de marque pour distinguer des produits ou services de ceux des concurrents de la marque.

Tendance Droit : Quels sont les moyens légaux et techniques à prévoir pour s’adapter à cette nouvelle source de responsabilité ?

Christian Le Stanc : On peut effectivement envisager différents moyens pour s’adapter à cette nouvelle source de responsabilité que peut constituer l’impression 3D. À raisonner sur le cas du droit d’auteur, mais transposable aux autres domaines de la propriété intellectuelle, des éléments de solution pourraient provenir des titulaires de droits eux-mêmes, des entreprises prestataires pratiquant cette impression ou des pouvoirs publics. Il va de soi que si les titulaires de droits de propriété intellectuelle ont explicitement renoncé à les exercer, les ont cédé en totalité ou en ont concédé le droit d’exploitation à un cessionnaire ou un licencié, ces derniers peuvent alors dans la mesure de la cession ou de la concession effectuer des reproductions et/ou commercialisations des objets couverts et imprimés en 3D. Il se peut également que les titulaires pour contrôler le phénomène d’impression 3D aient recours à des mesures de protections techniques, « cryptolopes » ou marquage des œuvres numériques. Les entreprises prestataires d’impression 3D pourront essayer d’éluder ou d’alléger leurs responsabilités en informant les utilisateurs des problèmes de propriété intellectuelle dans leurs conditions générales ou dans des notices d’information. Elles prévoiront expressément, par exemple, pour les entreprises qui font de l’impression à la demande sur fichier fourni par le client, soit dans le cadre d’ « imprimeries » 3D, soit en boutique libre-service, qu’en cas d’allégation de contrefaçon émanant de tiers, lesdites entreprises soient relevées et garanties par le client des condamnations susceptibles d’être prononcées à leur encontre. La jurisprudence estime que pareille garantie est applicable si l’entreprise n’avait pas conscience du caractère contrefaisant de l’acte (rappr. Cass. 1re civ., 13 mars 2008, n° 06-20.152 : JurisData n° 2008-043125 ; PIBD 2008, n° 875, III, p. 350). Les pouvoirs publics pourront, en outre, essayer de susciter la création d’un registre des créations 3D permettant de savoir qui se prévaut de quel droit sur quelle création. Conscients de la difficulté de savoir qui a fait quoi, ils encourageront sans doute à terme la création de sociétés de gestion collective pour rémunérer les ayants droit et ne manqueront pas en tous cas de taxer ces nouvelles machines comme le sont les photocopieurs ou imprimantes.

Tendance Droit : Le droit de la propriété intellectuelle est-il capable en l’état de répondre aux défis de la démocratisation de l’impression 3D ?

Christian Le Stanc : La démocratisation de l’impression 3D ne va pas manquer de s’étendre et va sans doute changer fortement nos pratiques. Elle interpelle assurément le droit de la propriété intellectuelle mais ce dernier s’y adaptera, sans qu’il soit besoin probablement de procéder à une réforme supplémentaire de ses règles. On a évoqué plus haut le régime des exceptions aujourd’hui prévu avec un luxe de détail probablement déjà excessif. Le cas qui sera probablement le plus fréquent sera celui de l’acheteur utilisateur non professionnel d’une imprimante 3D qui reproduira divers objets, qui bénéficiera des exceptions légales instituées et dont l’activité privée, de toute manière, empêchera que les éventuels titulaires de droits en aient connaissance pour demander une quelconque sanction. Il semble que les dispositions en vigueur ne devraient pas freiner sensiblement le développement de cette technique. La loi n° 2009-669 du 12 juin 2009 dite Hadopi ne paraît pas avoir contenu significativement l’expansion du téléchargement illicite.

Introduction et propos recueillis par Anton Kisyelyov auprès de Christian Le Stanc, professeur à la faculté de droit de Montpellier, chargé d’enseignement à l’école Polytechnique (ENSTA), avocat, Cabinet Christian Le Stanc.

Quelques exemples de l’impression 3D, existants ou annoncés

[1] V. dans ce numéro de Tendance Droit un article sur une autre révolution technologique, la « robolution », et le droit des robots.

[2] La machine à répliquer des objets physiques décrite par A. C. Clarke dans les années 60s : https://www.youtube.com/watch?v=XosYXxwFPkg&feature=player_embedded.

[3] La fabrication additive aurait été inventée par Hideo Kodama en 1981, puis développée par Chuck Hull à partir de 1984 : http://en.wikipedia.org/wiki/3D_printing#History.

[4] JDN, Le marché de l’impression 3D va croître de 20% par an, 24 oct. 2014, J.-E. Jutier : http://www.journaldunet.com/economie/industrie/marche-de-l-impression-3d-selon-xerfi.shtml

[5] V. quelques exemples en annexe.

[6] V. l’article de C. Le Goffic, L’impression 3D et les droits de propriété intellectuelle : Propr. intell. 2014, n° 50, p. 26.

[7] Ibid., p. 47.

[8] 3ders.org, 18 mars 2015 : http://www.3ders.org/articles/20150318-new-delta-style-tiko-desktop-3d-printer-revealed-at-sxsw.html