EXTRAIT DES CAHIERS DE DROIT DE L’ENTREPRISE N° 4, JUILLET-AOÛT 2019

Thierry WICKERS,
avocat, associé, cabinet Exeme,
ancien bâtonnier de Bordeaux,
ancien président de la Conférence des bâtonniers,
ancien président du Conseil national des barreaux,
membre de Gesica,
président du comité Futur, CCBE
Puisque, comme l’écrivait Laurence Lessig « Code is Law », la réciproque devrait être vraie et il devrait être facile de transformer la loi en code informatique. Pourtant, les tentatives réalisées pour transformer la loi en code informatique, susceptible d’être ensuite exécuté par une machine, se sont heurtées à des difficultés considérables liées à la question de l’interprétation des textes et aux valeurs qu’ils véhiculent. Ces difficultés sont si grandes qu’elles ont pu donner le sentiment que l’intelligence artificielle (IA) ne jouerait jamais (ou dans tous les cas, pas dans un futur proche), dans le domaine juridique, qu’un rôle mineur. C’était oublier que l’IA n’a pas besoin d’être dotée des mêmes capacités que les humains, pour les assister (ou les remplacer) dans leurs tâches.
1. Le passage de la loi au code informatique
Les analogies entre la loi et le code informatique sautent aux yeux. La loi, comme le code informatique, est un langage formalisé. La loi, comme le code informatique, recourt aux opérateurs logiques : et,ou,quand, si…La loi utilise les listes de conditions ou les boucles conditionnelles. Elle comporte des structures logiques qui devraient se laisser facilement coder : si X, alorsY, etc.À y regarder de plus près, on constate cependant que les analogies sont assez superficielles. Les propriétés du langage naturel, qui reste le langage utilisé par le législateur, différent considérablement des propriétés du langage mathématique ou des langages informatiques. S’agissant plus particulièrement des opérateurs logiques, ils ne sont pas appliqués avec la même rigueur par la loi et par le code informatique. La manière de gérer les exceptions légales est beaucoup moins rigide que dans le langage informatique et les ambiguïtés syntaxiques sont encore augmentées par le recours fréquent, par le législateur, au renvoi à d’autres textes…
Le premier à s’être intéressé à ces analogies et à la manière de réduire les ambiguïtés syntaxiques de la loi, pour permettre sa traduction en « langage machine », paraît être le professeur Allen Laymen 1. Ces travaux vont déboucher sur la mise au point d’un type de logique, la « logique propositionnelle », dans laquelle des symboles remplacent des propositions entières. Les opérateurs et connecteurs logiques sont utilisés pour assembler les propositions en formules complexes dont le caractère véridique dépendra uniquement du caractère exact ou erroné des éléments constitutifs.
Une fois que le texte de loi a été traduit en logique propositionnelle, il est devenu représentable pour un ordinateur et il peut être évalué par une machine. Dans la pratique, ces tentatives sont restées plus ou moins sans lendemain. Le législateur n’a pas modifié sa façon de procéder et n’utilise pas les règles de la logique propositionnelle pour débarrasser les textes votés de toute ambiguïté. Il existe d’ailleurs plusieurs niveaux d’ambiguïté dans les textes législatifs et réglementaires. L’ambiguïté peut certes être involontaire, cas dans lequel l’emploi de techniques comme la logique propositionnelle peut permettre d’améliorer le travail législatif. Cependant, l’ambiguïté sémantique ou l’emploi de termes vagues ou mal définis ne sont d’ailleurs pas nécessairement des maladresses du législateur. Leur présence dans les textes votés peut être le résultat des inévitables compromis politiques ou de la volonté de donner aux textes une souplesse suffisante pour qu’ils puissent ensuite être appliqués dans des circonstances que le législateur n’avait pas nécessairement envisagées. Les règles juridiques servent à diriger la conduite des individus. Après avoir fait observer qu’elles se contentent de fixer « des marges de possibilité d’action en fonction des circonstances », ce qui implique déjà une part d’incertitude, Paul Amselek rappelle que leurs principales caractéristiques sont la non-objectivité et l’incomplétude 2.
La non-objectivité résulte du fait que les règles de droit sont des contenus de pensée, qui appartiennent uniquement aux produits de l’esprit « on ne peut prendre en main une règle juridique… comme on peut le faire pour un objet du monde sensible » 3. Il n’est possible d’accéder à la règle juridique qu’au travers d’une interprétation, par celui qui en prend connaissance. La règle « n’est présente en chacun de nous qu’au terme d’un processus intérieur de reconstitution, de décodage et d’analyse par notre esprit à partir des signes émis par le législateur» 4.
L’incomplétude est la conséquence de l’impossibilité, pour le législateur, de tout régler ou de tout prévoir à l’avance. Cette incomplétude peut relever d’une division du travail voulue par le législateur. Il a, comme on l’a déjà mentionné, volontairement laissé une place à l’interprétation. Mais il existe aussi des cas dans lesquels la loi est incomplète, simplement parce que la pensée du législateur était elle-même incomplète ou lacunaire.
Au moment de la mise en application du texte, ce n’est plus un « simple » problème d’interprétation qui se pose : il s’agit purement et simplement d’imaginer et d’écrire ce qui n’a pas été pensé par le législateur.
À l’occasion d’une controverse sur la notion d’interprétation (du sens de la Constitution américaine) Walter Ben Michaels 5 résume ainsi les conséquences ultimes de la « teneur indécise du droit » : « There is no such thing as just following the rules, there is no such thing as “language meaning” ; there are only meanings in contexts. Or, to put the point in Perry’s terms, the “bare text” of the Constitution is no text at all, justsomemarks on paper » (« Suivre les règles, ça n’existe pas. Une chose comme « la signification du langage » n’a aucune existence en soi. Il n’existe que des significations dans des contextes. Ou, pour traiter la question dans les termes de Perry : le « texte tout nu » de la Constitution, n’est pas un texte du tout, c’est seulement une série de signes sur le papier »).
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