[Portrait & 3 questions] Justice sans apparat

EXTRAIT DE LA REVUE LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 49 – 2 DÉCEMBRE 2019

LA SEMAINE DU DROIT LES ACTEURS

Le documentaire « Rendre la justice » de Robert Salis est sorti en salles le 13 novembre. Fruit d’une rencontre avec le magistrat Jean-Christophe Hullin (V. JCP G 2019, prat. 1278, 3 questions à ; Portrait à paraître), ce film lève le voile sur la fonction de magistrat à travers le témoignage inédit de 23 juges.

Justice sans apparat

Être condamné à juger autrui serait-il le pire des châtiments ? Dans « Le testament d’Orphée » de Jean Cocteau, le personnage est condamné à vivre pour crime d’innocence et à juger ses semblables. Son immense détresse face à cette condamnation vient clore le documentaire de Robert Salis.

Pendant 5 ans, le réalisateur et le juge Hullin ont rencontré des magistrats aux profils variés, du siège et du parquet, tant au civil qu’au pénal. 2 heures durant, le film place le spectateur dans un face à face avec le juge. La parole des magistrats est ici un matériau brut. « J’ai voulu que ce film soit le reflet de ce qu’ils ressentent à travers leurs émotions, leur vécu, en me plaçant du côté humain de la justice. Pour autant ils ne cachent rien, ils évoquent les éventuels dérapages, la fatigue, le manque de temps, les possibilités de commettre une injustice. Ils se livrent sincèrement pour faire tomber les idées reçues », note Robert Salis. Le casting est, pour le monde judiciaire, digne d’Hollywood (par ordre d’apparition) : André Potocki, Fabienne Siredey-Garnier, François Molins, Gwenola Joly-Coz, Bruno Cotte, Emmanuelle Perreux, Renaud Denoix de Saint Marc, Renaud Le Breton de Vannoise, Fabienne Klein-Donati, Youssef Badr, Maryvonne Caillibotte, Olivier Leurent, Bertrand Louvel, Jean-Michel Hayat, et bien d‘autres. « Dans le ventre de la justice », on entre ici sans frapper, dans une proximité rare avec ceux qui la rendent. À parcourir cette belle galerie d’auto-portraits, c’est le regard qui saisit en premier. Intimes, ces témoignages filtrent l’humanisme et comme un petit supplément d’âme. « Les juges ne sont pas “déshumanisés”, c’est normal d’avoir des émotions, d’être choqué, mais il faut essayer de dépasser ce stade », témoigne le juge Molins. De la société ils ne voient « que ce qui dysfonctionne ». Aux assises, à la pénitentiaire, aux affaires familiales, le fi lm montre un quotidien aux prises avec les conflits, la violence, la misère sociale. Toutes ces petites affaires qui font la grandeur de la justice. « Le magistrat reçoit l’expression de la souffrance. Il doit incarner l’espoir. Il n’est pas là pour se faire aimer ». Qu’est-ce qu’être un bon, un mauvais magistrat ? Que signifie juger autrui ? Qu’est-ce que rendre la Justice ? « Juger c’est savoir écouter, essayer de comprendre et décider », disait Pierre Drai. Filmés en juridictions, à Bobigny, au Palais de Justice sur l’Ile de la Cité, à la Cour EDH ou simplement sur les bords de Seine, les magistrats se livrent sans langue de bois. « Je n’ai jamais jugé un homme ou une femme. En revanche, j’ai le devoir et le pouvoir de juger des comportements, de dire s’ils sont tolérables et compatibles avec la vie en société. Si j’écrase celui qui comparaît devant moi de mon mépris, je me trompe de cible », affirme André Potocki, juge à la Cour EDH. Humaine, la justice apparaît du même coup faillible. « Le cauchemar d’un juge, c’est de commettre une injustice. Dans toute activité humaine, il y a une part d’erreur, la vérité, on ne la détient jamais ». Et de reconnaître : « La loi est la même pour tous, mais il y a toujours une part de subjectivité, incompressible ». Le spectateur, justiciable potentiel à l’instar des Captifs, ces statues filmées au musée du Louvre, ressent toute la difficulté d’un métier d’autorité aux décisions lourdes de conséquences, jusqu’à la privation de liberté. Le magistrat « ne doit pas avoir de jouissance du pouvoir », il ne doit céder ni à l’émotion, ni aux pressions, « la beauté de la justice, c’est de s’extraire du drame », veiller à ne pas se laisser instrumentaliser : « l’homme politique, il s’en défie comme de la peste ». Et rester indépendant, cette « ascèse » qui doit faire corps avec lui…

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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck