Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°17
YANN AGUILA, avocat à la Cour, professeur associé à l’université Paris 1, président de la Commission Environnement du Club des juristes
De l’intérêt d’inscrire dans le Code civil le principe de la réparation du préjudice écologique
Un « coup de tonnerre », un « retour à la case départ », une « douche froide »… La presse n’a pas trouvé de mots assez forts pour évoquer le risque d’annulation de la procédure judiciaire de l’Érika par la Cour de cassation, si elle suivait l’avis de l’avocat général. Ce dernier conclut « à la cassation sans renvoi de l’arrêt attaqué, en ce qu’il a été prononcé par une juridiction incompétente », dès lors que l’Érika, au moment du naufrage, était « un navire étranger se trouvant en zone économique exclusive ». Il écarte en outre, et en tout état de cause, la reconnaissance du « préjudice écologique ».
Rappelons que le naufrage de l’Érika au large de la Bretagne, en 1999, avait entraîné une marée noire souillant 400 km de côtes françaises. La cour d’appel de Paris avait confi rmé, le 30 mars 2010, les condamnations des principaux protagonistes, en particulier du propriétaire du navire. Cet arrêt avait été salué par la doctrine en ce qu’il consacrait la reconnaissance d’un « préjudice écologique ».
Mais il n’est pas certain que la Cour de cassation ait à se prononcer sur cette question. Il faudrait pour cela qu’elle surmonte deux obstacles préliminaires, touchant au droit international.
Le premier tient à la compétence des juridictions françaises. Le naufrage ayant eu lieu en dehors des eaux territoriales, il faut se demander quelles sont, au regard de la convention de Montego Bay de 1982 sur le droit de la mer, les prérogatives de l’État dans la zone économique exclusive. Le second obstacle touche à l’articulation entre le droit national et la convention de Bruxelles de 1969 sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par hydrocarbures, dite convention CLC 69/92. Certains estiment que cette convention régit entièrement la réparation des dommages par pollution et qu’elle s’oppose à ce qu’une indemnisation supplémentaire soit fondée sur le droit national.
Si les juges franchissent ces obstacles, ils se trouveront alors confrontés à la question du préjudice écologique. La réserve de l’avocat général sur ce point peut surprendre par sa sévérité. Elle est pourtant parfaitement rigoureuse sur le plan juridique. Elle illustre les insuffi sances du droit, mises en lumière dans un rapport récent « Mieux réparer le dommage environnemental », de la Commission Environnement du Club des juristes, et consultable sur le site de ce dernier.
La notion de préjudice écologique recouvre les dommages aux éléments naturels, indépendamment des préjudices individuels matériels ou moraux causés aux personnes. La réparation se heurte à l’exigence de caractère personnel du dommage, aucun sujet de droit n’étant directement en cause : les arbres ne sauraient engager une action en justice, pour reprendre la formule fameuse issue des débats devant la Cour suprême américaine dans l’affaire Sierra Club du 19 avril 1972. On peut toutefois y voir, au minimum, un préjudice collectif subi par la société toute entière, à travers l’atteinte aux « services écologiques » rendus par la nature. Dès lors, chacun s’accorde sur la nécessité de réparer les atteintes à l’environnement. Cette réparation est d’ailleurs une exigence constitutionnelle, inscrite dans la Charte de l’environnement. Mais elle se heurte aux lacunes des textes.
Le droit de la responsabilité civile – principalement en cause dans ce domaine – ne répond pas à des questions aussi fondamentales que « Qui peut engager l’action ? », « Sur quel fondement juridique ? » et « Sous quelle forme réparer le dommage ? » .
Les juges ont dû faire preuve d’imagination et concevoir, par une interprétation audacieuse des textes, un régime juridique ad hoc. Mais, malgré ces efforts louables, la jurisprudence reste incertaine et contradictoire. Ainsi, dans l’affaire de l’Érika, la cour d’appel, pour évaluer le dommage environnemental subi par les associations, prend en compte le nombre d’adhérents ou la notoriété : la confusion entre le dommage écologique et le préjudice moral des parties civiles est manifeste.
Le rapport de la Commission Environnement propose des pistes de solution. La réparation du préjudice écologique est sans doute l’une des grandes questions du droit civil en ce début de XXIe siècle. Il ne serait pas absurde de compléter aujourd’hui le Code civil pour donner un fondement juridique incontestable à l’obligation de réparer les atteintes à l’environnement.
LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 17 – 23 AVRIL 2012