Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°14
LA SEMAINE DU PRATICIEN INFORMATIONS PROFESSIONNELLES
TERRORISME
« Ni l’état d’urgence prolongé, ni le droit pénal durci n’ont permis d’éviter des attentats »
3 questions à François Saint-Bonnet, professeur à l’université Panthéon-Assas (Paris II)
Face au djihadisme les États modernes sont confrontés à un nouvel ennemi qui ne reconnaît ni frontières ni lois. Quelles
réponses l’État de droit peut-il apporter au terrorisme ? Dans son ouvrage « À l’épreuve du terrorisme. Les pouvoirs de
l’État » ( Gallimard, 2017, 176 p., 18 €) le professeur Saint-Bonnet remonte le temps et dresse son diagnostic.
Pourquoi recourir à l’histoire pour traiter du terrorisme djihadisme ?
Le terrorisme djihadiste est-il un phénomène nouveau ? La pratique des attentats, elle, ne l’est pas. Que l’on se souvienne de ceux des anarchistes qui ensanglantèrent l’Europe à la fin du XIX e siècle. Vaillant lançait une bombe à l’Assemblée nationale en 1893 ; Caserio assassinait le Président de la République, Sadi Carnot, l’année suivante. La nouveauté ne réside pas dans le fait que les djihadistes ne craignent pas la mort : ces anarchistes la bravaient également. Elle tient à la considération qu’ils s’en glorifient, que la plupart d’entre eux l’espèrent. Le djihadisme superpose la bravoure du combattant et l’abnégation du martyr
pour produire cette figure terrifiante du moudjahidin . On rencontre la résolution du héros qui aspire à la gloire dans la « belle mort » dans le personnage d’Achille, qui fait le choix d’une vie courte et glorieuse et délaisse une existence paisible, promise à l’oubli. En ajoutant à cette idéologie la promesse du
paradis – soixante-dix vierges, du vin qui n’enivre pas… – pour celui qui meurt pour Allah, on obtient un mouvement, incompréhensible aux Modernes, qui plonge ses racines dans un passé lointain. L’antiquité, évidemment, mais aussi le Moyen Âge quand le pape Urbain II promet en 1095 la rémission des péchés à ceux qui mourrait lors de la croisade ou quand, trente ans plus tard, Bernard de Clairvaux assure du paradis les Templiers – moines et soldats – qui tueraient des musulmans pour défendre Jérusalem. L’histoire permet de saisir l’univers mental d’hommes qui se présentent comme des « soldats de Dieu ». Nous en sommes éloignés ; ils ont néanmoins une place dans notre propre histoire.
En quoi le terrorisme bouleverse-t-il les catégories juridiques actuelles ?
À l’égard de la violence, notre architecture juridique repose, depuis le XVI e siècle, sur la notion de frontière. Deux figures furent dégagées à partir de la Révolution.
À l’intérieur, le délinquant ou le criminel que l’on considère pour ce qu’il fait, non pour ce qu’il est, ce qui exclut ses intentions supposées, ses pensées, ses opinions.
À la frontière, l’ennemi regardé pour ce qu’il est, non pour ce qu’il fait. On répute ses intentions hostiles, ses allégeances contraires, même s’il n’a pas tiré le premier coup de feu. De cette summa divisio , la doctrine a pu faire jaillir des branches du droit – le droit pénal pour le criminel, le droit international humanitaire pour l’ennemi – qui reposent sur des principes fermes : la nécessité d’incriminer des faits matériels, l’exigence d’un début d’exécution pour le premier ; la distinction des combattants et des civils et la loyauté dans le combat pour le second. Ces principes se trouvent mis à mal dans la lutte contre le terrorisme. Légitimement animé par la volonté de prévenir l’acte terroriste, le législateur entend pénaliser « en amont » d’hypothétiques intentions, des projets difficiles à prouver. Imperceptiblement, il aspire dans le droit pénal la figure de l’ennemi, celui dont on présume les intentions mauvaises, avant même qu’il ait agi. Ce faisant, il piétine les principes patiemment forgés en
la matière depuis 1789. L’impressionnant « trou noir » que constitue aujourd’hui l’article 421-1 du Code pénal a des raisons d’alarmer. Les Américains, de leur côté,
ont soustrait les terroristes des protections dues à tout combattant régulier en vertu des conventions de Genève de 1951 au motif qu’ils constituaient, précisément, des unlawful combatants . Tels des délinquants « mondiaux », ils les emprisonnèrent dans des prisons, tantôt secrètes, tantôt tristement célèbres (Guantanamo), les privant également de la protection du robuste bill of rights américain. J’ai montré récemment le dévoiement des législations d’exception quand on les applique de manière permanente ( O. Beaud et F. Saint-Bonnet, État d’urgence : un statut constitutionnel donné à l’arbitraire : JCP G 2016, act. 71 ).
S’il faut sacrifier une partie de nos libertés pour lutter efficacement contre le fléau terroriste, laquelle viser ?
Le degré de protection des libertés ne peut être constant. Il dépend du niveau de la menace. Nous avons vécu soixante-dix années sans guerre sur notre territoire,
au point d’oublier que la liberté avait un prix.
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LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N°14 – 3 AVRIL 2017
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AUTEUR(S) : N. Molfessis, D. Bureau, L. Cadiet, Ch. Caron, J.-F. Cesaro, M. Collet, E. Dezeuze, J. Klein, B. Mathieu, H. Matsopoulou, F. Picod, B. Plessix, P. Spinosi, Ph. Stoffel Munck, F. Sudre, B. Teyssié, S. Torck