Rencontre avec Nicolas Anciaux, auteur de l’Essai sur l’être en droit privé

Extrait de la Semaine Juridique Edition Générale du 28 octobre 2019

  • L’être est au cœur de votre ouvrage. Quelle conception en retenez-vous ?

Intuitivement, l’être renvoie à une notion étrangère à la sphère juridique mais familière à la philosophie. Il correspond aussi à une célèbre distinction de la théorie du Droit entre « ce qui est » et « ce qui doit être ». Mais la conception de l’être retenue dans mon essai n’explore pas cette division ; elle se concentre sur les entités qui reçoivent le titre d’« être » d’après le discours du droit (la loi et la jurisprudence) et son interprétation (la doctrine). Cette qualité est attribuée aux hommes, aux embryons, aux personnes morales, aux entreprises, aux robots, aux animaux. Une définition de l’être en droit privé peut alors être avancée ; l’être est celui qui agit soit dans le champ du réel, soit dans la sphère juridique, soit dans les deux. Cette définition posée, reste à analyser le sort que le Droit lui réserve. La personnalité juridique, concept analytique et fondamental, constitue la première étape de cette démarche. Elle est attribuée, selon des fondements distincts, à deux catégories d’êtres : les hommes et les personnes morales. L’égale-dignité justifie son attribution aux hommes et exclut qu’elle soit donnée aux robots, aux animaux et à l’embryon tandis que l’existence d’une finalité objective prédéterminée est à l’origine de son octroi à différents groupements. Cette dualité de fondements ordonne l’existence et le régime des deux types d’être personnifiés. Mais une fois cette opération de systématisation des êtres opérée, une question demeure : quel statut accorder au corps de l’être humain personnifié ?De ce point de vue, une distinction doit, à nouveau, être réalisée : le corps de l’homme constitue un ensemble indissociable de la personnalité juridique. À l’inverse, ce qui se détache du corps de l’être humain personnifié reçoit la qualification de chose. In fine, l’étude de l’être permet un constat : il ne constitue pas une notion juridique unitaire dont découle un régime. Mais émerge un système fondé sur des ensembles d’êtres.

  • Quelle place accordez-vous à la liberté corporelle ?

La liberté corporelle occupe une place essentielle dans les débats contemporains que suscitent la gestation pour autrui, l’euthanasie, l’interruption volontaire de grossesse, la prostitution. Elle se définit comme la possibilité d’engager, de modifier ou de transformer son corps dans un rapport avec autrui et soulève deux interrogations majeures : quelle est sa valeur dans l’ordre juridique et à quel régime répond-elle ? La détermination de la valeur de la liberté corporelle conduit à examiner la positivité du principe d’indisponibilité du corps humain. Consacré par la Cour de cassation en 1991, visée par elle pour la dernière fois en 1994, cette règle n’a jamais été inscrite dans le Code civil. Les premières lois bioéthiques ont réalisé un éclatement du principe d’indisponibilité du corps humain en diverses interdictions particulières : tout exercice de la liberté corporelle est désormais, a priori, licite. Le régime de la liberté corporelle appelle également des précisions. L’exercice de cette prérogative est soumis au respect des deux dimensions de la dignité : l’égalité et la liberté. La liberté corporelle est d’abord encadrée par la dignité-égalité, devoir juridique absolu, interdisant de considérer autrui comme une chose, un moyen. Elle est ensuite façonnée par la dignité-liberté, se traduisant par des droits subjectifs (tel le droit au respect de l’intégrité corporelle), garantissant l’effectivité de la liberté des sujets de droit.

  • Quel regard jetez-vous sur les débats actuels en matière de bioéthique ?

La bioéthique constitue un lieu de confrontation des représentations sociales et des convictions personnelles ; chaque révision des lois bioéthiques amène son cortège de dissensions et de tensions. Plus que toute autre matière, la bioéthique démontre la fonction anthropologique du Droit : loin d’être un discours normatif comme les autres, il dessine, par son caractère contraignant, les valeurs qui définissent une communauté. La bioéthique met en jeu la façon dont l’homme se perçoit et entrevoit son avenir. Elle est une matière où l’interdit et le permis s’actualisent avec difficulté en raison de cet enjeu. La réforme projetée par le Gouvernement en constitue une illustration : si deux des principes « sentinelles » des lois bioéthiques originelles (le consentement et la gratuité) perdurent, le dernier (l’anonymat) évolue imperceptiblement : l’accès à l’identité du tiers donneur, avec son consentement, devient possible à la majorité de l’enfant conçu par assistance médicale. Et le projet organise également le droit de l’enfant d’accéder aux données non identifiantes du donneur. Au-delà, l’assouplissement du régime gouvernant la recherche sur des cellules souches embryonnaires préfigure, à certains égards, une nouvelle vision de l’humain.

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