EXTRAIT DE LA REVUE DROIT PÉNAL – N° 6 – JUIN 2020
Concentré de droit en apnée (« La peste soit du droit ! » : vraiment ?)
Philippe CONTE, professeur à l’université panthéon-Assas (Paris II), directeur de l’Institut de criminologie et de droit pénal de Paris

La pandémie du Covid-19 a suscité un formidable ébranlement, ouvrant un abîme : la croyance en la toute puissance de ce monde a volé en éclat, à l’instant même où il faisait la preuve de son épouvantable fragilité, celle d’une société si sophistiquée – en bien ou en mal – qu’elle en est comme figée et incapable de s’adapter. Un battement d’aile de papillon peut-il entraîner le basculement de la Terre autour de son axe ? En tout cas, le frémissement d’un virus l’aura fait.
Et le droit dans tout cela ? Il est apparu comme l’une des ressources majeures pour échapper au malheur de l’apocalypse : la production législative et réglementaire a été foisonnante, imprimant un tempo trépidant au Journal Officiel, sorte de concentré de recettes juridiques touchant toutes les disciplines, avec une frénésie et une débauche d’énergie évoquant celles d’un animal pris au piège et qui se débat. Parallèlement à cette accélération vertigineuse du temps du droit, le citoyen ordinaire faisait, lui, la douloureuse expérience d’une vie sociale au ralenti : comme en apnée, sans travail, sans relation, en confinement matériel mais aussi moral, isolé sur son île d’où le droit, faute d’échanges, avait au contraire
disparu. Il redécouvrait ainsi, étonné, l’importance de l’Autre, même si, le temps s’écoulant tellement lentement, il lui fallait, parfois, savoir
rompre avec son ennui en dénonçant un voisin trop peu soucieux du bien commun, façon comme une autre de briser ce silence retrouvé, mais angoissant comme celui d’une ville fantôme. Bref, à l’agitation de la loi s’opposait la léthargie de bien des hommes.
Encore le temps judiciaire ne fut-il pas épargné : voilà que les délais des recours étaient suspendus, ralentissant davantage le cours de la justice. Englué, le droit n’était-il pas infecté à son tour ? Certains, en tout cas, ont vite franchi ce pas, pour souhaiter qu’on s’en débarrasse, surtout dans sa version la moins amène : la société étant malade du droit pénal, voici que fut lancé dans la presse un appel urgent en faveur d’un « sauf-conduit pénal » – selon une terminologie ordinairement propre au militaire qui, en temps de guerre, autorise à passer sur son territoire : le droit est-il l’ennemi ? un occupant illégitime ? C’est que, inquiets d’éventuelles poursuites pour avoir exposé leurs salariés ou leurs clients à des dommages, voire seulement à des risques – autant dire peccadilles –, les entrepreneurs, forces vives de la Nation, seraient paralysés, à en croire les auteurs de cet appel, par une menace dont l’injustice serait attestée selon eux de façon irrécusable : les procès sanitaires contre les responsables politiques – sida, vaches folles, amiante – n’ont-ils pas tous été des fiascos retentissants ? La peste soit du droit !