Sur la plage emmitouflée … de Denis Mazeaud

LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 38 – 19 SEPTEMBRE 2016 Page 1677

EDITO

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Sur la plage emmitouflée…

Denis Mazeaud

« On est gagné par une immense perplexité quand il s’agit de concilier ces principes fondamentaux que sont les libertés, l’égalité et la dignité. »

Alors que la France, superficielle et légère, s’apprêtait à fêter le soixante dixième anniversaire du bikini , la fête a été gâchée par l’affaire du burkini . En plein coeur de l’été, plusieurs maires ont pris des arrêtés ayant pour effet d’interdire cette tenue de bain intégrale, qui permet à celles qui la portent, librement ou non, de ne pas exposer leurs corps aux regards impurs de leurs voisins de plages, parce qu’elle manifeste de manière ostensible une appartenance religieuse dans l’eau et sur la plage. Certes, pris au pied de la lettre, ces arrêtés sont susceptibles de s’appliquer à tout vêtement présentant ces caractères, quelle que soit la religion de celui qui le porte. Mais nul n’est dupe, c’est le burkini qui seul est visé, avec, en arrière fond, la religion musulmane, comme avec la loi qui a interdit le port de signes religieux à l’école.
Le Conseil d’État, saisi en référé de la validité d’un de ces arrêtés, a rendu une décision libérale qui privilégie la liberté de chacune de se baigner vêtue comme elle l’entend. Le centre de gravité de sa décision réside dans ce que les experts appellent l’ordre public matériel, concrètement un ordre public qui fait abstraction de valeurs morales et sociales par trop flexibles et subjectives. Dès lors, un maire ne peut, dans l’exercice de ses pouvoirs de police, restreindre les libertés fondamentales, que par des mesures « adaptées, nécessaires et proportionnées au regard des seules nécessités de l’ordre public, telles qu’elles découlent des circonstances de temps et de lieu », sans pouvoir « se fonder sur d’autres considérations ». Puisqu’aucun risque avéré de trouble à l’ordre public causé par la tenue de bain intégrale n’était démontré, l’arrêté est suspendu ! Les champions des libertés fondamentales se félicitent de ce succès de la liberté personnelle, notamment (le vêtement comme je veux et où je veux…).
Les persifleurs relèvent, en s’en tenant à la notion d’ordre public, que le Conseil d’État en a une conception à géométrie variable et qu’il a parfois fort opportunément intégré ces fameuses valeurs morales et sociales dans quelques décisions : les affaires du lancer de nain et Dieudonné , par exemple. D’autres plus sceptiques encore regrettent que cet hymne aux libertés fondamentales méprise les principes d’égalité des sexes et de dignité de la femme, lesquels ne sont pourtant dépourvus ni de normativité dans notre univers juridique, ni d’importance dans la société civile.
À la vérité, si on veut bien éviter les coups de menton populistes et électoralistes, dont nos politiciens nous ont gratifiés ces dernières semaines, on est fatalement gagné par une immense perplexité quand il s’agit de concilier ces principes fondamentaux que sont les libertés, l’égalité et la dignité. Nos baigneuses en burkini revendiquent leur libre arbitre, on leur oppose l’égalité des sexes et la dignité de la femme pour, non sans un certain paradoxe, porter atteinte à leurs libertés fondamentales… Quoiqu’il en soit, quitte à parler d’atteintes à l’égalité des sexes et à la dignité de la femme, il faudrait s’en prendre aux pays qui les promeuvent et les cultivent, fussent-ils nos alliés de circonstance ou nos partenaires économiques plutôt qu’aux femmes qui les subissent. Mais il faudrait alors faire preuve d’un certain courage, politique notamment, et ça…

LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 38 – 19 SEPTEMBRE 2016

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