Chacune des 5 plaidoiries renvoie aux enjeux sociétaux de l’époque. L’Histoire parfois s’écrit dans les prétoires. »
3 questions à Matthieu Aron, grand reporter et conseiller éditorial à l’Obs.
Au théâtre Antoine jusqu’au 25 novembre 2018 à 19h, prolongation à partir du 4 décembre 2018 à 21h au Théâtre Libre – Le Comédia (à 100 mètres du théâtre Antoine).
Très rarement enregistrées, les plaidoiries s’envolent si tôt prononcées. S’attarder dans l’ouvrage « Les grandes Plaidoiries des ténors du barreau » ( Mareuil, réédition 2016 ), c’est parcourir un demi-siècle d’histoire judiciaire. L’ouvrage réunit 50 plaidoiries qui ont marqué notre société. Chroniqueur judiciaire pendant 20 ans, journaliste d’investigation, ancien directeur de la rédaction de France Inter, aujourd’hui grand reporter et conseiller éditorial à l’Obs, Matthieu Aron nous livre un travail narratif passionnant, de journaliste et d’historien, fruit d’un impressionnant travail de reconstitution.
Succès de la rentrée théâtrale, 5 plaidoiries sont actuellement reprises dans une mise en scène d’Eric Théobald. Richard Berry y incarne les grandes figures du barreau : Henri Leclerc, Jean-Marc Varaut, Paul Lombard, Jean-Pierre Mignard, Gisèle Halimi, dans des procès emblématiques.
L’avocat pénaliste continue de fasciner. « Leurs mots sont des glaives ou du baume sur les plaies. Plaider disent-ils, c’est “partir au combat” ». L’auteur revient sur son ouvrage et sur la genèse de ce projet. La parole est à Matthieu Aron.
Comment avez-vous travaillé à la reconstitution de ces plaidoiries ?
M. A. : À de très rares exceptions près que sont les procès pour crimes contre l’humanité (Barbie, Touvier, Papon), les débats judiciaires ne sont pas enregistrés. Les paroles s’évaporent, disparaissent.
Chaque plaidoirie reconstituée a son histoire, fruit d’un travail soit de synthèse, soit de reconstitution intégrale avec
l’aide des avocats et à l’appui de mes notes d’audience, et des comptes rendus publiés dans la presse. Différents scénarios se sont offerts à moi. Certains avocats conservent un texte partiel ou complet. C’est le cas de Gisèle Halimi dans l’affaire de Bobigny où elle défendait le droit à l’avortement (1972).
D’autres ne conservent absolument aucune trace écrite. Il en va ainsi de 2 des 5 plaidoiries proposées : celle d’ d’Henri Leclerc dans l’affaire Courjault (2006), et celle de Paul Lombard pour éviter la peine capitale à Christian Ranucci (1976). Au procès de Véronique Courjault, accusée d’avoir tué 3 bébés qu’elle venait de mettre au monde, une sténographe était présente dans la salle d’audience pour les besoins d’un téléfilm. J’ai pu me procurer une partie de la prise de notes. Henri Leclerc pourtant peu convaincu par une telle reconstitution, a été satisfait du résultat.
L’avocat, que j’avais entendu plaider au procès de Richard Roman, le premier auquel j’assistais en tant que chroniqueur judiciaire et qui m’a énormément marqué, improvise du début à la fin. Il a l’habitude d’utiliser cette image : pendant les plaidoiries, « un ange se pose sur mon épaule et m’inspire ce que je vais dire ». Il n’utilise ni formules rhétoriques, ni discours plaqué mais privilégie la communication avec les jurés. Idem dans l’affaire Rannucci. Paul Lombard n’a rien conservé de sa plaidoirie.
Pour reconstituer le texte, je me suis appuyé sur les comptes-rendus d’audience de l’époque. Pour les plaidoiries d’une à plusieurs heures, voire de 3 jours comme celle de Jean-Marc Varaut au procès Papon, un travail de synthèse a été nécessaire.
Ainsi reconstitués, les textes se veulent le plus fidèle possible à la lettre et à l’esprit de la plaidoirie originale.
Quels critères ont présidé au choix des plaidoiries et à l’ordre dans lequel elles sont proposées dans la pièce ?
M. A. : Le projet de monter cette pièce est né il y a plus de 4 ans. À la suite de la publication des ouvrages j’avais été
contacté par des documentaristes. Et j’avais collaboré avec France culture qui a diffusé un feuilleton théâtral en 2013 où un acteur interprétait la plaidoirie introduite par l’avocat lui-même.
Ensuite, plusieurs metteurs en scène, dont Eric Theobald, m’ont contacté, puis le producteur Jean-Marc Dumontet a accepté le projet.
Enfin, l’acteur Richard Berry a manifesté son intérêt pour la pièce. J’ai proposé 7 textes au metteur en scène qui en a retenu 5. Dans le spectacle qui va être repris au théâtre Comedia en décembre, une 6e plaidoirie sera insérée, peut-être celle de Philippe Lemaire dans l’affaire Erignac. L’avocat, décédé aujourd’hui, écrivait ses plaidoiries, son héritière, elle même avocate, a accepté de me confier l’un des textes.
La pièce propose le texte des plaidoiries « brut », recontextualisées sur fond d’archives audiovisuelles. Elle s’ouvre sur la plaidoirie d’Henri Leclerc dans l’affaire Courjault, où l’acte infanticide de la prévenue lève le tabou du déni de grossesse, et se termine sur celle de Gisèle Halimi sur le droit à l’avortement. Ce sont des textes que je qualifierais de « plaidoiries de société ». C’est le fil conducteur de la pièce.
Chacune des 5 plaidoiries renvoie aux enjeux sociétaux de l’époque. Elles ont été prononcées concomitamment à l’apparition d’un phénomène qui n’a pas encore ou très peu été abordé dans l’opinion publique, ou ont précédé un temps législatif. Le débat est toujours prégnant entre ce que l’on nomme le temps judiciaire, le temps médiatique, et le temps législatif. L’Histoire parfois s’écrit dans les prétoires. Nombre de lois sont nées lors de grands procès. Prenons l’affaire de Bobigny, la plaidoirie de Gisèle Halimi s’ancre entre la réalité sociale, celle d’une époque où les femmes n’avaient pas le droit de disposer librement de leur corps, et un temps législatif à venir. Même chose pour la peine de mort. Deux grandes affaires se déroulent au même moment, l’affaire Ranucci et l’affaire Patrick Henry, avec des plaidoiries très fortes, celle de Me Lombard et bien entendu celle de Robert Badinter.
Ces plaidoiries interviennent à un moment où le débat fait rage avant l’abolition. Plus récemment, l’affaire Courjault a conduit à une prise de conscience sur un sujet tabou, le déni de grossesse. Dans l’affaire de Clichy-sous-Bois, à l’origine des émeutes de 2005, Jean-Pierre Mignard défend les familles de Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés dans un transformateur électrique pour avoir tenté d’échapper à un contrôle de police. C’est une logique policière qui est mise en cause.
Le procès peut aussi conduire un État à faire face à son Histoire. Le procès Papon, qui va durer 6 mois et qui met en accusation la mécanique administrative sous le régime de Vichy, avec notamment la question du « crime de bureau », est riche d’enseignements sur la manière dont la France a considéré sa responsabilité après la Seconde guerre mondiale. Une sorte de mythe d’une France résistante a perduré jusque dans les années 60. Il a fallu attendre les années 70/80 pour que la France accepte d’assumer son passé collaborationniste.
C’est à partir de ce moment-là que vont être lancées les procédures judiciaires contre Touvier et contre Papon.
Quel lien faites-vous entre l’avocat pénaliste et le comédien et pourquoi ces affaires continuent-elles de fasciner ?
M. A. : Les avocats et les comédiens maîtrisent, comme les hommes politiques, des techniques oratoires. Cela est incontestable. Mais, sur le fond leurs métiers sont très différents. Dans l’immense majorité des cas, le comédien va porter un texte écrit par d’autres. Il interprète une partition qui n’est pas la sienne. L’avocat, lui, donne à entendre son texte, sa parole. Il défend un homme ou une femme et parfois une cause.
« L’avocat est un “héros” moderne qui possèderait ou possède un pouvoir extraordinaire : agir sur le destin des hommes par la seule force du verbe. »
Son engagement est donc d’une toute autre nature. En préparant leur plaidoirie, les pénalistes m’ont confié poursuivre un objectif : ramener l’accusé dans la communauté des hommes. En cela, l’avocat est un « héros » moderne qui possèderait ou possède un pouvoir extraordinaire : agir sur le destin des hommes par la seule force
du verbe. Les avocats pénalistes ont une forme de courage. Plaider disent-ils, c’est partir au combat.
Il faut avoir un égo assez fort pour imaginer que la parole peut changer le cours des choses. Les avocats pénalistes appartiennent à une profession où le verbe est encore roi. À l’heure du tout numérique, ils croient encore à la puissance des mots. Dans les grands procès, les pénalistes sont généralement de fortes personnalités. Et il est vrai
que la plupart sont des hommes.
Cela s’explique par plusieurs raisons. En particulier une : 90 % des personnes accusées sont des hommes, lesquels préfèrent souvent confier leur défense à des hommes. Mais ces affaires datent d’il y a 30 ans, c’est beaucoup moins vrai aujourd’hui.
Dans le 2e tome, il y a des pénalistes femmes. L’avocat pénaliste fascine toujours. Mais depuis quelques années,
nous assistons aussi à un engouement plus général pour l’art oratoire qui n’est pas sans lien avec le succès du spectacle. Qu’il s’agisse de concours d’éloquence organisés dans les universités, et pas uniquement de droit, du documentaire « À voix haute » de Stéphane de Freitas (V. JCP G 2018, act. 1009, entretien avec S. de Freitas), ou
de l’ouvrage « La parole est un sport de combat » de l’avocat Bertrand Perrier (éd. Lattès) . Il existe plus généralement une réflexion sur la place de l’oral dans l’éducation nationale.
Le succès de la pièce vient également d’une fascination plus ancienne pour la justice et pour les grands procès d’assises. Les histoires dont on parle sont exceptionnelles, hors normes, mais elles nous renvoient également
à nos propres travers. Il y a 20 ans, j’avais suivi l’affaire Jean-Claude Roman, faux médecin qui avait assassiné sa famille. Ce procès avait mis tout le monde très mal à l’aise. Son acte criminel était d’une monstruosité absolue, et pourtant la mécanique par laquelle il y était parvenu, le fait de mentir à son entourage, d’être dans une imposture,
parlait à tout le monde.
Le pire des criminels nous tend un miroir, certes très particulier, déformé, ou horrible, mais dans lequel transparaît quand même une forme de vérité sur ce que sont au fond les hommes.
Même s’il est difficile de retrouver sur scène l’intensité d’un prétoire, Richard Berry porte les textes à la fois avec son talent d’acteur et une grande intelligence. Il est bluffant. C’est un projet qui va un peu plus loin qu’une interprétation traditionnelle, et c’est pour cela que ça fonctionne aussi bien. Il interprète en particulier Gisèle Halimi avec une très grande implication. L’avocate n’a pas tout de suite été convaincue par une interprétation masculine, mais après avoir assisté au spectacle, elle a salué le caractère universel donné à son propos.
La plupart des avocats (dont les plaidoiries figurent dans la pièce) sont venus voir la pièce, et ils ont été satisfaits du résultat.
Propos recueillis par Florence Creux-Thomas