[Article] L’objet de la fraude au jugement

Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°17

CONFLITS DE JURIDICTIONS
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L’objet de la fraude au jugement

François Mailhé, maître de conférences, université Paris II, Panthéon-Assas

Cass. 1 re civ., 31 mars 2016, n° 15-12.379, F P+B : JurisData n° 2016-005842

« Il est logique de ne tenir compte de la fraude que si elle a été effective. »

La fraude au jugement est un type de fraude internationale assez courant, en particulier en matière de divorce de couples binationaux. Il s’agit typiquement pour le défendeur à une instance en France d’obtenir une décision favorable à l’étranger puis de faire échec à la procédure française en faisant jouer l’autorité de chose jugée de cette décision.

C’est en l’espèce au Maroc qu’un époux en instance de divorce en France a obtenu une décision de divorce. L’épouse a alors soulevé la fraude, arguant de fausses déclarations sur le domicile conjugal de son époux pour provoquer la compétence marocaine. À la suite des juges du fond, la Cour de cassation rejette toutefois le moyen. Elle approuve la cour d’appel d’avoir donné effet à la décision marocaine dès lors qu’elle avait relevé que l’épouse « avait comparu, assistée d’un conseil, devant les juridictions marocaines où elle avait conclu au fond, et souverainement estimé que les pièces pertinentes permettaient de retenir que les décisions rendues par les juridictions marocaines ne l’avaient pas été en fraude des droits de l’épouse ».

Le moyen tiré d’une fraude, ici invocable par renvoi de la Convention franco-marocaine du 10 août 1981 applicable au droit commun français, n’a donc pas convaincu la Cour. Trois éléments penchaient il est vrai en faveur de son absence : le droit marocain était de toute façon applicable au fond (pas de fraude à la loi, faiblesse de l’élément légal), le délai de trois ans entre les saisines françaises et marocaines ne marquaient pas la précipitation souvent observée en cas de fraude (faiblesse de l’élément intentionnel) et surtout l’instance marocaine avait respecté les droits de l’épouse.

Ce dernier point est le seul évoqué dans l’arrêt, et la chose est d’autant plus notable qu’elle marque une inflexion dans l’analyse de la fraude. La Cour ne s’intéresse en effet pas à la manœuvre , la fraude n’étant même pas caractérisée en elle-même. Ce sont les conséquences de la fraude, ou plutôt l’absence de conséquence, qui a permis de l’écarter. Elle précise ainsi une condition d’évidence de caractérisation de la fraude : son effectivité.

La Cour a déjà eu l’occasion de s’intéresser aux conséquences des fraudes. Ainsi, elle a contraint la victime de manœuvres d’essayer de les priver d’effets en l’invoquant d’abord devant le juge étranger ( Cass. 1 re civ., 29 janv. 2002, n° 00-11.956 : Rev. crit. DIP 2002, p. 573, note B. Ancel ). Et, dans une espèce où le fraudeur se prévalait comme ici du fait que la victime avait pu en débattre devant le juge étranger, les conséquences de la décision étrangère (une trop faible prestation compensatoire) ont malgré tout justifié le rejet de cette décision pour fraude ( Cass. 1 re civ., 7 nov. 2012, n° 11-14.220 : Gaz. Pal. 15 mars 2013, p. 25, obs. M. Eppler ).

À insister ainsi sur les conséquences, on comprend que la manœuvre frauduleuse en elle-même ne suffit pas à caractériser la fraude au jugement. Elle pourrait pourtant : il suffirait de lui assigner pour fonction de défendre l’autorité de la justice française et d’interdire aux parties de lui échapper, comme la fraude à la loi peut avoir vocation de défendre l’autorité d’une prohibition de droit français. Mais l’arrêt d’espèce écarte totalement cette possibilité et on peut le comprendre : la justice, civile et en France en particulier, n’est plus un instrument de contrôle politique. La fraude au jugement ne peut donc plus avoir qu’un rôle médian, de protection d’autres valeurs : l’autorité de la loi, là encore, mais de celle qu’aurait appliquée le juge français, et surtout la protection des droits substantiels des justiciables. Il est donc logique de ne tenir compte de la fraude que si elle a été effective, c’est-à-dire lorsque la décision étrangère a affecté ces droits.

Reste à savoir ce qu’il faut entendre par « fraude aux droits » du justiciable. Y aurait-il fraude dès l’instant que la décision serait différente de celle qu’aurait rendue le juge français ? Ce serait sans doute excessif et contraire à l’évolution libérale du droit français depuis plus d’un siècle. Seulement lorsque les atteintes seraient les plus criantes ? Ce serait priver la fraude de toute pertinence : ces atteintes sont déjà traitées par l’ordre public international, de fond comme de procédure. Elle n’a donc de sens que dans une voie médiane, d’un contrôle au fond allégé de la décision étrangère. Et l’on pense, notamment, à celui de la loi appliquée. Par quoi la jurisprudence Cornelissen (Cass. 1 re civ., 20 févr. 2007, n° 05-14.082 : JurisData n° 2007-037466 ; JDI 2007, p. 1195, note F.-X. Train ; Rev. crit. DIP 2007, p. 420, note B. Ancel et H. Muir Watt ; D. 2007, p. 1115, obs. I. Gallmeister, note L. d’Avout et S. Bollée) , qui a abandonné le contrôle de la loi appliquée tout en conservant la réserve de la fraude, trouve sa pleine justification.

LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION GÉNÉRALE – N° 17 – 25 AVRIL 2016

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